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Avant la représentation d'un somptueux Boris Godounov, dont les membres de la PMI ont rendu compte dans leurs supports, Bernard Foccroulle, directeur de La Monnaie de Bruxelles nous recevait à déjeuner à deux pas de son théâtre. C'était l'occasion pour lui de dresser le bilan de son action à la tête d'une institution culturelle qui est l'une des plus attrayantes, des plus novatrices et des plus performantes d'Europe. Ensuite, il a révélé sa volonté de réorienter dans le sens d'un élargissement le Festival d'Aix-en-Provence dont il devient le patron à partir de 2007.

portrait photographique de Bernard Foccroulle (photo droits réservés)

Professeur d'analyse musicale, organiste, créateur du festival Ars Musica, maître d'œuvre de nombreuses créations mondiales, son parcours est d'abord celui d'un musicien, ce qui est assez inhabituel pour un directeur d'opéra. Succédant à Gerard Mortier à la Monnaie en 1992, il décidait il y a quelques mois d'écourter son troisième mandat afin d'éviter toute routine et de s'adonner plus à son activité d'instrumentiste, tout en assumant ses fonctions de conseiller à la culture au sein de l'Europe et de président d'OperaEuropa. C'est alors que lui fut proposé de prendre la tête du festival d'Aix-en-Provence à partir de juillet 2007 et, réalisant que cette nouvelle charge lui « permettrait de retrouver un échange culturel m'accaparant moins qu'un travail de saison », il accepta.

Pour Bernard Foccroulle, ses fonctions ne sont pas qu' administratives et rejoignent ses préoccupations artistiques. Ainsi s'est-il attelé, à la Monnaie de Bruxelles, à former des équipes viables et à tisser un véritable réseau d'artistes. Il s'interroge sur la place de l'opéra et de la musique dans l'Europe, partant que l'Europe artistique est une réalité évidemment plus ancienne que l'Europe politique. Or, l'Europe politique a fait la grande erreur de repousser son aînée le plus loin possible du centre de ses préoccupations. Pourtant, le miracle de l'opéra aurait bien pu être l'exemple idéal de la réunion de plusieurs particularismes venant féconder avec enthousiasme un vaste ensemble.

35 000 jeunes

Bien qu'estimant le terme militant un rien désuet, Bernard Foccroulle ne le rejette pas. Il définit volontiers comme un passionné habité par le désir de partager. « Sans m'en faire une obligation, j'ai pu ici partager la musique, et avec ceux qui y étaient le moins préparés ». Cependant, il est bien conscient que chaque personnage politique n'a qu'une marge de manœuvre restreinte. Il déplore que l'action culturelle ne soit pas reconnue comme enjeu commun par l'ensemble des grands administratifs européens qui ne voient généralement en elle que l'expression de goûts personnels, privés, plutôt qu'une nécessité concernant le plus grand nombre. Tout cela commence à l'école, et l'on s'accordera aisément sur le fait qu'elle ne remplit plus sa charge : « Un combat démocratique est à mener ». Au Théâtre royal de la Monnaie, il a développé des partenariats avec les institutions enseignantes, accueillant près de 35000 jeunes, « ce qui est beaucoup par rapport à eux-mêmes et trop peu par rapport à tous les autres. Non seulement nous allons vers les jeunes avec des programmes de conférences ou d'ateliers, mais nous les recevons dans nos murs pour des répétitions, des visites du théâtre. Un monde qu'ils ne soupçonnaient pas s'ouvre à eux. Nous avons mis sur pied une collaboration avec deux universités. De même offrons-nous chaque année un festival pour les jeunes qui souligne l'aspect ludique de l'opéra ». Si un certain retard fut pris dans l'édition de DVD – en partie pour des raisons de droits d'auteurs –, plusieurs productions paraitront dès 2007, constituant chez Opus Arte une nouvelle collection consacrée à La Monnaie.

« Tout est accessible »

Foccroulle n'est pas de ceux qui croient devoir séduire des nouveaux publics. « Il n'y a pas de style précis qui plaise aux jeunes. À toujours vouloir actualiser, rapprocher les opéras de notre temps, on ne fait que les en éloigner. Car tout est accessible, en fait. Si vous pensez que les compositeurs auraient inscrit dans leurs partitions une interprétation unique idéale, je ne peux vous suivre ; l'enrichissement du sens d'une œuvre vient nécessairement de l'interprétation qui est ravissement de l'œuvre, avec courage et sans irrespect, mais avec la distance nécessaire à sa recréation ». C'est donc tout naturellement qu'il peut lui arriver d'intervenir dans le travail d'un metteur en scène, lorsqu'il est encore au stade de maquette, la plupart du temps, mais parfois aussi en répétition. « C'est plus difficile lorsque le metteur en scène débute, car il est fragile et a besoin de sécurité. Cela dit, à partir du moment où j'ai accordé ma confiance à quelqu'un, la responsabilité du résultat lui revient ».
Bernard Foccroulle a tout fait pour convaincre les maîtres-d'œuvre du nouveau Boris Godounov bruxellois de ne pas monter l'« acte polonais », « car il brise la continuité du discours dramaturgique ; les coupures et ajouts du compositeur lui-même peuvent avoir obéi à des contingences qui ne méritaient pas qu'on les fît, au fond ». Pour construire une saison, le directeur ne s'impose pas de thématique mais aime à confronter des œuvres, comme en témoigna le projet Dido and Aeneas (Purcell) / Medeamaterial (Dusapin). Il lui semble important de pouvoir offrir au public un large éventail des innombrables possibilités du vaste répertoire d'opéra. Répondant à cette exigence primordiale, le parcours 2006-2007 fera donc voyager le spectateur de la sphère baroque (Monteverdi, Scarlatti) à la création contemporaine (Mernier, Brewaeys), en visitant le classicisme (Mozart), le romantisme (Wagner), ainsi que les traditions russe (Prokofiev) et italienne (Bellini, Verdi). Après quatorze ans, Foccroulle peut dresser un bilan plutôt positif : le niveau artistique de son prédécesseur a été maintenu tout en apurant les problèmes de gestion qu'il avait pu générer, de sorte qu'il n'y a plus de déficit ; la création du pôle « Un monde entre deux mondes » a changé avantageusement l'image de la Monnaie sans concéder sur la qualité des contenues artistiques. Il ressent néanmoins comme un échec de n'avoir pas su convaincre les autorités bruxelloises de la nécessité de construire une grande salle de concert. Quant à ses projets pour Aix-en-Provence, Bernard Foccroulle estime qu'il est encore trop tôt pour en parler ; il affirme toutefois que « l'identité du festival doit se réorienter; il ne s'agira pas de la diluer mais de l'élargir».

Bertrand Bolognesi

 

1280px Jean Luc Choplin

 Jean-Luc Choplin © DR

Jean-Luc Choplin sera, à compter de la saison 2006-2007, le nouveau directeur du Théâtre du Châtelet. Celui qui se définit avant tout comme un « artisan » évoque son parcours et les nouvelles orientations de sa programmation pour les années à venir.

Encadrant notre invité, Caroline Alexander et Nicole Duault commencent par rappeler le parcours de Jean-Luc Choplin, auquel ce dernier ajoutera des précisions au fur et à mesure du déjeuner : études de philosophie, de flûte à l'Ecole Normale, d'économie (pour faire plaisir aux parents), responsable administratif de la danse à l'Opéra de Paris, à l'Orchestre de Nancy, des vitrines de Noël aux Galeries Lafayette, poste à Disneyland Paris etc. L'homme se définit comme « un amoureux des arts plastiques », qui a souhaité une programmation hétéroclite, un « renouveau dans la continuité ».

Ému d'être au milieu de professionnels, lui-même se sent en comparaison peu qualifié, ne prétendant à rien sauf à être un bon artisan, une « utilité », un serviteur qui refuse d'être sur le devant de la scène pour mieux ouvrir des portes et mettre les gens en relation. Bref, moins préoccupé de lui-même que des autres, M. Choplin se sent proche de la pensée de Levinas : « c'est l'altérité qui fonde la morale. »
Lui qui a eu la chance de travailler avec John Cage, Rudolf Noureev – l'ouverture d'esprit du danseur est saluée au passage –, ou Bob Wilson – dont le projet commun sur la Passion selon Saint Jean remonte à loin –, est à l'aise avec l'idée de projet collectif et souhaite, en se préoccupant d'une œuvre, se soucier de ceux qui vont la servir. Ainsi, Jean-Christophe Spinosi, Emmanuelle Haïm, responsables de formations trop peu engagées à Paris, sont évoqués, ainsi que les noms de talents plus ou moins nouveaux, plus ou moins connus, invités ou non de cette première saison : Bérénice Collot, Pierrick Sorin, Christian Boltanski, David Cronenberg, Gérard Pesson...
Si de futurs projets sont précautionneusement évoqués, Jean-Luc Choplin avoue ne pas savoir à l'avance de quoi seront faites ses prochaines saisons, lui qui ne souhaite rien de systématique et adapte ses envies au hasard des rencontres.

La première saison

Le contenu de la prochaine saison, connu depuis la conférence de presse de la veille, est largement commenté. Tout en applaudissant l'absence d'hommage à Mozart, Charles Rosenbaum regrette et reproche une saison sans Verdi ni Puccini. Evoquant les liens entre Cunningham et Cage justement, Philippe Verèle remarque de nouveau la faible présence de la danse au Châtelet à l'avantage, cette année, de la comédie musicale. De la même façon, Nicole Duault s'interroge sur ce Chanteur de Mexico qui ouvre la saison.

Jean-Luc Choplin s'explique sur ces points : il n'a pas souhaité une saison traditionnelle mais différente, avec du grand spectacle qui convoque tantôt l'opéra, tantôt l'opérette et la comédie musicale. M. Choplin refuse de s'abandonner à « l'errance de l'être » d'où cette ouverture tout en légèreté avec Francis Lopez, qualifié d' « inventeur mélodique inégalé », et qui répond à sa vision d'un lieu qui a toujours défendu de concert tradition et transgression. Emilio Sagi, chargé de la mise en scène, est vu comme un homme de goût et d'élégance, qui fera entrer le Châtelet dans le XXIe siècle (à l'instar d'une affiche créée par Pierre et Gilles.) La télévision française, de TF1 à Arte, a d'ores et déjà manifesté son intérêt pour ce spectacle ! En ce qui concerne la danse, le Théâtre de la Ville gère mieux que quiconque ce domaine et il n'est pas question de rivaliser.

Cultures du monde... et d'entreprise

Homme de dialogue, Jean-Luc Choplin souhaite « donner des couleurs » à un théâtre à la « véritable dimension populaire ». Il est sensible aux grandes cultures du monde qui seront représentées cette saison (Chine, Inde, Sahel) puisqu'elles s'interrogent sur le « passage de l'animalité à l'humanité jusqu'à la spiritualité ». Per Nygren en profite pour parler des jeunes talents londoniens et de coproductions possibles avec Manchester, de même que Pierre-René Serna rappelle l'intérêt de faire découvrir les zarzuelas aux Français. La venue du West-Eastern Divan Orchestra, programmée par Piano ****, est l'occasion de rappeler qu'il est « impossible de changer le monde mais qu'on peut commencer à le changer ». À la question de Leszek Bernat sur l'utilité d'un papier dans la presse étrangère, M. Choplin avoue y être sensible puisqu'une telle chronique sert l'image culturelle de Paris.

Que Nicole Duault évoque Thaïs en version de concert et nous entrevoyons la frontière entre public et privé : pour des raisons familiales, et malgré un appartement sur Paris, Renée Fleming ne souhaite pas trop s'éloigner de ses enfants. D'autres confidences suivront, comme ces exigences financières de Sir John Eliot Gardiner, concernant sa direction de Carmen avec son équipe et qu'il n'a pas souhaité revoir à la baisse – d'où un projet avorté.
C'est l'occasion pour Edith Walter d'évoquer les nouveaux tarifs et l'enveloppe du théâtre : selon Jean-Luc Choplin, elle est de 29 millions d'euros et couvre l'année civile. En tant que gestionnaire, M. Choplin doit veiller au renouvellement d'un public tout en étant attentif au « jeu sur la mémoire ». Ainsi, la reprise des Paladins est vue comme un soutien du travail de Montalvo et Hervieu autant qu'un « acte de cœur » envers son prédécesseur, Jean-Pierre Brossmann, tandis que des « Fêtes de la pleine lune » semblent plus aptes à toucher de nouveaux spectateurs que les « Midis musicaux » qui disparaissent.

Au final, si beaucoup de craintes sont exprimées aujourd'hui, de l'identité du lieu jusqu'au format des programmes ou la poursuite de l'édition de DVD, Caroline Alexander apprécie le retour des hommes de théâtre du Châtelet, Edith Walter salue celui de l'abonnement libre et Olivier Le Guay se félicite d'un allongement de la saison sur juillet. Tout au long du déjeuner, Jean-Luc Choplin a cherché à rassuré sur les collaborations qui perdurent avec les formations parisiennes (Orchestre de Paris, Ensemble Orchestral de Paris), sa concertation avec Gérard Mortier à l'Opéra pour harmoniser leurs saisons, le maintien du service de presse actuel (salué par de nombreux convives). À la question de Didier Van Moere concernant la presse internet et ses difficultés à être reçue, le futur pilote du lieu précise qu'il ne peut pas mieux dire en souhaitant voir l'émergence d'un « e-Châtelet. »

Laurent Bergnach (mercredi 1er mars 2006)