Européen au-delà de l'Europe, né à Beyrouth, britannique de passeport et citoyen des Pays Bas depuis 1988, Pierre Audi, au sourire ensoleillé comme son Liban natal, est venu nous entretenir de sa mise en scène de La Juive de Halévy à l'Opéra national de Paris, de son travail de directeur de l'Opéra d'Amsterdam, de ses projets, de ses goûts.
À moins de 50 ans, il affiche une longévité peu commune à la tête d'une maison d'opéra puisqu'il se trouve à la barre du navire hollandais, De Nederlandse Opera, depuis près de vingt ans.
Après des études d'histoire en France et en Angleterre, il remua les institutions londoniennes en y créant en 1979 l'Almeida Theatre, qui devint très vite le fleuron envié d'activités tant musicales – ancrées notamment dans la musique contemporaine – que théâtrales.
Depuis 2004, il dirige également le Holland Festival. Il signa de nombreuses productions de par le monde mais à ce jour ne fit qu'une seule étape parisienne, avec en 2003 la réalisation du Mariage Secret de Cimarosa pour le Théâtre des Champs-Elysées en compagnie de Christophe Rousset et de ses Talens Lyriques.
Provocateur tranquille avec un très singulier sens de l'humour, personnalité discrète qui répugne à étaler ses émotions, Pierre Audi a la réputation d'un homme de grande générosité avec lequel le travail est un plaisir qui se partage.
À propos de La Juive
- Le fait que La Juive n'a plus été jouée depuis 1934 ne s'explique pas seulement par son sujet et le contexte politique de ces années-là. Il n'y a pas que La Juive qui a disparu des répertoires, mais tout un ensemble d'œuvres passées de mode ou trop difficiles à chanter.
- Le thème de l'antisémitisme de La Juive est un thème qui hante le monde depuis 2000 ans...
- Il ne s'agit pas seulement de racisme, il s'agit d'intolérance au sens le plus large. C'est la tragédie de l'intolérance par excellence où les petits sont écrasés par tous les grands qui les manipulent.
- Il y est question de secrets: celui d'Eléazar, celui de Léopold. Il y est question de violence et de compassion.
- Je ne fais apparaître les chœurs que quand ils sont en action. Sinon j'en fais un chœur d'ombres.
- Dans les sur-titrages il y a parfois des phrases à éviter. On ne lira pas, à la fin de La Juive « Des Juifs nous sommes vengés » – chanté par le chœur.
- Il y a eu bien évidemment des coupures car exécutée dans sa totalité l'œuvre compterait environ 5 heures de musique. Beaucoup de coupures sont faites à la demande des chanteurs pour des raisons de difficulté. Ce fut le cas pour Neil Shicoff qui a refusé de chanter un certain nombre de passages trop ardus comme la cabalette qui suit le fameux « Rachel, quand du Seigneur... ».
- Daniel Oren est un excellent chef, très italien, patient et adorable avec les musiciens. Mais il ne participe pas au travail théâtral préparatoire en se mettant au piano. Il n'arrive qu'en fin de parcours.
- L'Opéra Bastille est techniquement un très bel outil. Mais je suis habitué aux beaux outils car le Muziektheater d'Amsterdam compte parmi les scènes les plus modernes d'Europe, avec un plateau immense, le seul à être comparable au fameux Grosses Festspielhaus de Salzbourg. Le contribuable hollandais a payé pour cet outil. Il doit donc être utilisé pour lui.
Mettre en scène un opéra
- Mettre en scène un opéra c'est d'abord raconter une histoire. La rendre intemporelle pour que chacun puisse y trouver l'espace et le temps qui lui conviennent. Eviter le sensationnalisme des réactualisations spectaculaires.
- Contrairement au théâtre où il faut organiser les propositions des acteurs, à l'opéra il faut tout indiquer aux chanteurs. Il faut très vite « chorégraphier » mentalement la mise en place.
- Question style, mon seul modèle fut Wieland Wagner pour son travail dans l'abstraction et l'intériorité des chanteurs. Mais je n'ai jamais imité personne, et personne ne m'a jamais imité.
- J'aime créer des espaces simplement suggérés qui se définissent dans la réalité grâce à l'imaginaire.
- C'est un mythe de croire que les chanteurs aiment chanter immobiles face au public. Souvent ça les arrange de bouger, de faire circuler le sang dans leur corps. Et puis ça les aide parfois à masquer des difficultés...
- Pour certaines œuvres il faut consentir à des coupures, soit parce que l'œuvre elle-même les exige, soit parce que certains interprètes (les stars sur le nom desquels les billets se vendent) exigent des coupures par manque de confiance ou de capacité...
- J'attache beaucoup d'importance au langage, à en traduire les nuances. Mais la diction des chanteurs reste difficile à gérer. Cela les arrange parfois de savonner les mots au profit des notes.
- En bref, on pourrait dire que diriger une maison d'opéra ou mettre en scène un opéra, c'est avant tout l'art d'organiser des compromis.
Petit tour de piste du prochain Holland Festival et des saisons à venir
- On fêtera cette année le 60e anniversaire du Festival. Comme pour les deux précédents que j'ai dirigés, il se déroulera selon un double thème. Après «Heaven and Hell» et «Hystérie/Mélancolie» j'ai choisi «Oppression/Compassion» qui me semble être bien dans l'air du temps. En illustration et en ouverture nous donnerons, en coproduction avec Vienne et Aix-en-Provence (après Vienne, avant Aix) De la maison des morts de Leos Janacek, dans la mise en scène de Patrice Chéreau, sous la direction de Pierre Boulez.
Boulez n'est plus venu aux Pays-Bas depuis l'inoubliable Moïse et Aaron qu'il avait dirigé en 1995 dans la mise en scène de Peter Stein. L'événement est donc très attendu.
- L'autre point fort du Festival sera la création mondiale de Wagner Dream de Jonathan Harvey sur un livret de Jean-Claude Carrière. Une coproduction avec l'IRCAM et le Grand Théâtre du Luxembourg. En vingt ans tous les opéras de Wagner ont été joués à Amsterdam. Ce sera un peu comme son couronnement à partir de l'histoire vraie de l'infarctus qui l'a emporté, au cours d'une dispute avec Cosima, alors qu'il travaillait à un projet d'opéra sur le bouddhisme. L'œuvre sera chantée et interprétée en anglais par cinq chanteurs et cinq comédiens. On y verra Wagner pris en charge par la mort qui lui fait traverser la vie vers l'autre rive...
- La production de La Juive parisienne sera reprise à Amsterdam en ouverture de la saison 2009/2010. D'ici là je trouverai peut-être un Eléazar qui chantera le rôle de bout en bout...
- La construction d'une saison repose souvent sur deux choix: j'aime ou bien le public aime. Je choisis une troisième voie qui est celle de ma curiosité. Je suis passionné par tout ce que je ne connais pas. Ce fut le cas de La Juive. Ce sera celui des Puritains de Bellini. J'aime l'expectative, commencer à zéro, découvrir, explorer.
- Pour la saison 2007/2008, je commencerai par la reprise des quatre Monteverdi en quatre soirs. Un Ring baroque en quelque sorte. Quatorze opéras au total dont Castor et Pollux de Rameau, rarement donné en version scénique. Et aussi le Saint François d'Assise d'Olivier Messiaen.
- Deux productions majeures de l'Opéra d'Amsterdam, La Tétralogie de Wagner et Les Troyens de Berlioz seront reprises à la demande du public qui s'est notamment manifesté pour qu'on ne détruise pas les décors du Ring. Berlioz en 2010, Wagner en 2013.
- Je ne néglige pas mon travail de metteur en scène de théâtre. La saison prochaine je mettrai en scène Le Chemin de Damas de Strindberg.
- Mon rêve? Mettre en route un nouveau projet... C'est ce qui va se passer demain qui me fait rêver...