Avec Serge Pavlovitch de Diaghilev, un pont artistique entre la Russie et la France, Jean-Bernard Cahours d'Aspry fait revivre tout un âge d'or qui doit naturellement beaucoup aux Ballets Russes et à leur cortège de génies (Bakst, Benois, Stravinsky, Cocteau, Picasso et tant d'autres), avec comme fond la Ville lumière, alors phare culturel de toute l'Europe. Bien plus qu'une biographie, une somme, donc, où transparait le commerce de l'auteur avec la Russie, ainsi que ses rencontres avec certains proches du « Dandy aumonocle », sans qui le XXe siècle serait amputé de certains de ses chefs-d'œuvre artistiques les plus significatifs. Jérémie Bigorie à interviewé l'auteur.
Pouvez-vous nous préciser dans quelles circonstances naquit le projet de ce livre et comment avez-vous été amené à rencontrer Boris Kochno ?
Le projet m'est arrivé par hasard, si l'on peut croire que« les hasards ne sont pas lesalibis de la Providence », comme disait Cocteau.
C'est en effet en participantà Saint-Pétersbourg à un hommage rendu à Déodat de Séverac pour le centenaire de sa mort, la Russie ayant beaucoup contribué – chose peu connue – aurayonnement de son œuvre. J'avais donc été invité à présenter une exposition etune conférence sur le compositeur français auquel José Sobrcases rendaithommage par un spectacle, tandis que Christophe Maynard devait donner plusieursconcerts déodatiens dans la cité pétrovienne. A l'issue de mon intervention,une présidente d'association culturelle de la ville me demanda si je voulaispoursuivre une nouvelle collaboration franco-russe. J'acceptais derechef ;et quand on me demanda quel serait mon thème, toujours sans réfléchir, jerépondis « les Ballets Russes ! ». Je ne pensais pas alorsquelle importance ils allaient prendre dans ma vie, à côté de Déodat de Séveracauquel je me consacrais depuis 1983.
Quant à Boris Kochno, je l'ai connu par le truchement d'Henri Sauguet, lequel avait composé pour piano un Hommage à Déodat de Séverac à l'attention d'un spectacle que je co-organisais avecdes amis.
Sur la postérité des balletsrusses : êtes-vous d'accord pour dire que la musique – notamment grâce à l'enregistrement - semble sadescendance la plus manifeste aujourd'hui, alors que les décors, les chorégraphies ou les costumes sont, par essence, tributaires du spectacle enson entier ?
Oui et non,car les principaux Ballets de Diaghilev sont régulièrement repris dans les plusgrands théâtres du monde. Mais il faut bien reconnaître que c'est surtout parle concert et le disque que lesBallets Russes ont acquis une popularité qui dépasse de loin celle desspectacles chorégraphiques. D'abord pour des raisons économiques. Je voudraisciter le cas de Thierry Malandain qui a réalisé il y a quelques années unmagnifique Hommage aux Ballets Russes,mais sans décors et sans costumes chatoyants comme dans les créations deDiaghilev. C'était une parfaite réussite malgré l'absence de ces éléments quijustement étaient la particularité des ballets de Sergueï Pavlovitch. Il meconfessa qu'il ne lui était pas possible de réaliser des chorégraphies danséesdans de somptueux costumes, au milieu de vrais décors, pour des raisonsévidentes de budget. Pourtant, par de simples gestes symboliques, il avait surecréer l'atmosphère de celles de Fokine et de Nijinsky.
J'en profite pour préciser que c'est bien Diaghilev « qui a fait » les Ballets Russes et non l'inverse. Il s'était au départ intéresséà la peinture et, après plusieurs expositions couronnées de succès àSaint-Pétersbourg, il avait décidé de faire découvrir l'art russe auxParisiens. A la fin de sa vie, ilprojeta de créer des concerts de musiques russe, française et espagnole !
Très documenté (il n'est que de voirles nombreuses notes de bas de page), votre ouvrage n'hésite pas à tordre le coup à certaines légendesdont le fameux « Étonnez-moi » lâché par Diaghilev à Cocteau, et l'histoire selon laquelle Diaghilev aurait récité du Pouchkine après le scandale du Sacre.
Cocteau et Stravinsky divergent surcette anecdote selon laquelle Diaghilev aurait récité du Pouchkine après lescandale du Sacre. Quant au fameux« Etonnez-moi Jean », que Diaghilev lança au téléphone à Cocteau, il ne s'adressait pas aulibrettiste, mais à l'ami parisien pour qu'il lui raconte les potins parisiens- du moins selon Boris Kochno...
Vous revenez sur la figure étonnante de Nijinsky qui, contrairement aux assertions de Stravinsky, connaissait très bien la musique.
Nijinsky,en effet, connaissait très bien la musique et tout particulièrement lepiano. Il pouvait très bien déchiffrer une partition, comme le montre unephotographie où on le voit jouer à quatre mains avec Ravel. A l'instar deCocteau, Stravinsky reformule souvent l'histoire selon sa propre vision ou ... àson avantage !
Qui connaît votre amour de la culture ibérique ne sera pas surpris d'y lire un chapitre consacré aux relations musicales entre l'Espagne et la Russie.
M'étant pendant plusieurs années occupé des « Rencontres des musiques françaises et espagnoles » de l'abbaye de Fontfroide, je me devais d'expliquer le troublede Stravinsky à Grenade quand il crut reconnaître dans une chanson populaireespagnole une chanson populaire russe. Et puis il ne faut pas oublier qu'àpartir de 1916 la musique espagnole entra aux Ballets Russes. Il était toutnaturel pour moi d'y consacrer un chapitre, d'autant que l'on a beaucoup jouéde musiques espagnoles en Russie (des œuvres de Glinka et Rimski-Korsakov exécutéesaux Ballets Russes attestent de cette influence). Dans mes conférences sur lesrelations entre les musiques russes et espagnoles, j'ai constaté et fait partagéà de nombreux auditeurs le lien manifeste à l'oreille de ces musiques enenchaînant une liturgie byzantine du XI siècle avec une saetas espagnole, chacune trouvant ses origines dans la musiquegrecque antique.
Comment caractériser l'apparition des Ballets suédois qui se voulaient, écrivez-vous, « plus sensibles à la poésie » ?
Les Balletssuédois ont été en quelque sorte un avatar des Ballets russes. Diaghilevcraignit leur concurrence, d'autant que leur Maître de ballet était MikhaïlFokine, son premier chorégraphe. Je dis « plus sensible à la poésie »que les ballets de Diaghilev parceque ceux-ci donnaient toujours la prééminence aux peintres, même en s'éloignantde la période d'avant guerre, car bien loin du bouillonnement extraordinairequi pouvait exister avant 1914, certainement la période la plus passionnantepar l'exotisme et la nouveauté qui comblaient les goûts d'alors. Du reste,quand on pense aux Ballets Russes, c'est toujours aux créations des premièresannées.
Quelques mots pour finir sur Diaghilev, que l'onréduit trop souvent au rôle d'un entremetteur intuitif. Pouvez-vous nous parlerde sa bibliophilie dévorante ... et dispendieuse ?
Cette maniele prit à la fin de sa (courte) vie, dès lors qu'il se mit à collectionner deprécieux ouvrages russes anciens, non pour lui mais pour Boris Kochno qui étaitpoète. Sa nouvelle manie devint une véritable addiction à la fin de sa vie, aupoint de lui faire négliger ses ballets et de faire de nombreux déplacementspour aller acquérir des originaux qu'il recherchait ; et pourtant, mêmes'il menait grand train en apparence, Diaghilev était devenu tout à fait impécunieux quand lesbolcheviques confisquèrent tous ses biens ; au point de ne même paspouvoir faire ressemeler ses chaussures ou de mettre au clou le Kodak de Nijinsky.Il voulait le mieux et le meilleur pour ses créations. Heureusement, il étaitsoutenu par de nombreux mécènes, comme Misia, la princesse de Polignac ou Coco Chanel.
propos recueillis par Jérémie Bigorie, décembre 2014