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couverture du livre Expériences de la guerre et pratique de la paix. De l'Antiquité au XXe siècle. Presses universitaires de RennesCritique musical sur le site musebaroque, membre du Bureau de la PMi, en charge de la page Facebook, Pedro Octavio Diaz a été amené tout naturellement à s’intéresser à l’opéra comme moyen de communication et de pression diplomatique. Son article intitulé « La Paix des rois, l’ordre des empereurs et les feux de la rampe : aperçu historique de trois siècles de diplomatie opératique » a été publié récemment aux Presses universitaires de Rennes dans le cadre d’un hommage collectif rendu à l’historien Jean-Pierre Bois, anciennement professeur à l’université de Nantes. Jérémie Bigorie lui a posé quelques questions.

« À la fois arme politique et cérémonie publique, l’art lyrique est de toutes les guerres et de toutes les paix », écrivez-vous. À quelle(s) périodes(s) historiques(s) cela se vérifie-t-il ?

Vaste question ! Cela se vérifie en tout cas jusqu’à aujourd’hui : il n’est que de voir le récent succès de l’opéra Aliados de Sebastian Rivas - donné lors du Festival Manifeste 2013 – dont le livret reprend les relations ambiguës entre Margaret Thatcher et Augusto Pinochet. Mais quand j’ai écrit cela, j’avais surtout à l’esprit le public à qui s’adresse l’art lyrique : j’ai remarqué que lorsqu’un art représentatif intervient dans la sphère publique, il s’ouvre à une masse ; il y a de facto une volonté de délivrer un message qui soit différent de celui diffusé par les gazettes ou d’autres organes d’information.

Faut-il rapprocher le succès du ballet de cour du goût notoire du Roi Soleil pour la danse ?

Je dirais plus de sa mélomanie. Au reste, Louis XIV utilisait la musique comme une arme, dans un but précis de domination. Quant au ballet de cour, rappelons-le, c’était une représentation curiale avant tout, dont l’origine remonte au Moyen âge, et où la danse alternait avec des récits déclamés, en latin ou en français.

Est-il possible de mesurer la marge de manœuvre dont disposaient le librettiste et le compositeur dans le prologue compte tenu de la censure royale ?

Le prologue, dans la tragédie lyrique, était le lieu où l’on annonçait la couleur. Mais il n’a pas toujours existé, et il arrivait qu’on le coupât ou le modifiât lors des reprises. La marge de manœuvre était réduite, car la censure avait l’œil dessus. En réalité, les idées subversives étaient distillées dans l’opéra lui-même : ainsi en va-t-il des avertissements adressés au roi dans les livrets des trois derniers opéras de Lully écrits par Quinault, ou bien de la Médée de Charpentier (1693), par exemple, dans laquelle l’héroïne moralisatrice est une sorcière qui se substitue au roi en mettant de l’ordre là où régnait le désordre. D’une manière générale, on peut supposer que la censure tolérait certaines choses ou bien en laissait passer d’autres de façon à observer les réactions du public, lequel connaissait très bien les livrets. La correspondance de Madame de Sévigné fait souvent état des discussions auxquelles les livrets donnaient lieu ; en vérité, ils étaient beaucoup plus commentés que la musique.

Comment se manifestait, via l’opéra, la concurrence entre la France et l’Autriche qui, selon vous, se disputaient l’Olympe musical ?

C’était une querelle de famille, car Louis XIV et Léopold 1er d’Autriche était finalement très liés par le sang ! Leur goût commun pour l’opéra (Léopold était même compositeur à ses heures) donna lieu, par l’entremise de la scène, à une joute entre les deux royaumes. En créant avec un faste inégalé l’opéra de Cesti Il Pomo d’oro (1660) - joué en partie à la cour et dans la ville de Vienne - dont la durée avoisinait les dix heures, Léopold disputa à la France sa précellence dans le domaine artistique et commença les hostilités. Piqué au vif, le Roi de France se devait de répliquer, ce qu’il fit par le Ballet royal de Flore et quelques autres, mais dont le rayonnement ne fut pas comparable à l’opéra de Cesti, probablement en raison d’une distribution trop franco-française et de représentations uniquement destinées à la cour. En somme, Louis XIV a perdu son pari.

Comment les diatribes contre l’absolutisme, perceptibles chez Haendel (Lucio Silla), Keiser (Croesus) ou Matheson (Boris Godounov) ont-elles été possibles ?

Croesus et Boris Godounov sont des exemples d’opéras créés dans une ville libre, Hambourg en l’occurrence. Pour le Lucio Silla de Haendel, rappelons que la Royal Academy of Music de Londres était une entreprise privée, et l’Angleterre une monarchie constitutionnelle qui autorisait la critique. Mais, pour la petite histoire, Boris Godounov de Matheson a été censuré et dû attendre 2005 pour être créé ! En effet, 1709 coïncidait avec l’arrivée sur la scène historique de Pierre le Grand, vainqueur des Suédois à la bataille de Poltava ; le parallèle avec le meurtrier et cruel Boris étant patent. Par conséquent, on peut supposer que l’assemblée municipale de la grande ville du nord de l’Allemagne ait souhaité ménager le tsar en vue de promouvoir le commerce avec la Russie.

Pouvez-vous nous parler du tournant des années 1780, moment où l’opéra se retourne contre les souverains ?

Disons que la fin des années 1780 représente l’aboutissement d’une tendance qui avait émergé au siècle précédent. A partir du moment où l’Etat se met en scène dans l’agora, il est parfaitement logique qu’un contre-pouvoir utilise cette même scène pour l’attaquer. Ainsi les idéaux révolutionnaires, via les pièces de Beaumarchais notamment, ont commencé à percer aux théâtres. Pour l’opéra, il fallait trouver un librettiste à même d’écrire des textes à « double entrée ».

Après la Révolution, « le discours lyrique entre de plus en plus dans la torpeur grisante du divertissement public », écrivez-vous. Pourquoi n’a-t-on pas tiré profit du succès galopant de l’opéra pour transmettre des idées au XIXe siècle ?

Parce qu’on rentre pleinement dans le règne de l’opéra-divertissement plébiscité par le public, à la différence des siècles précédents où l’on cherchait bien plus l’émerveillement et l’élévation spirituelle. Au XIXe, on veut être ému, touché, puis le XXe siècle fera du spectacle - dans son acception la plus commune - un moment de détente où l’on s’oublie. C’est d’ailleurs pourquoi le vécu de l’opéra agit comme une photographie des mentalités aux différentes périodes de l’histoire.

 

« La Paix des rois, l’ordre des empereurs et les feux de la rampe : aperçu historique de trois siècles de diplomatie opératique », article de Pedro Octavio Diaz, est publié dans Expériences de la guerre et pratiques de la paix, de l’Antiquité au XXe , études réunies en l’honneur du professeur Jean-Pierre Bois sous la direction de Guy Saupin et Éric Schnakenbourg, 2013, Presses universitaires de Rennes.