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cantagrel bach musique instrumentaleGilles Cantagrel a consacré une grande partie de son activité de musicologue, depuis plus d'un demi-siècle, à l'œuvre de Jean-Sébastien Bach. Après deux ouvrages, au début de la décennie, consacrés aux cantates et aux passions, notre confrère met en lumière, dans sa dernière publication, sobrement intitulée J.-S. Bach. L'œuvre instrumentale, toute la production instrumentale du compositeur, qu'il rend ainsi accessible à tous. 

Comment avez-vous conçu ce livre consacré à l’œuvre instrumentale de J. S. Bach ?

Gilles Cantagrel : Tout simplement comme la suite et fin de mes études précédentes, sur les documents historiques, la réflexion esthétique et la musique vocale de Bach. Ce qui constitue un ensemble de quelque 4000 pages en cinq volumes, destiné à tout mélomane de bonne volonté. J’estime que la connaissance de la musique purement instrumentale du compositeur est aussi importante que celle de sa musique vocale pour connaître et aimer le musicien, et en mesurer le génie, ce génie qui ne cesse de nourrir nos âmes et nos esprits.

Pensez-vous que c’est à l’orgue qu’il a donné le meilleur de lui-même ?

G. C. : Non, je ne le pense pas. On le surnomme parfois « le maître de l’orgue », ce qu’il a été, mais sa musique pour clavecin (le Clavier bien tempéré ! les Variations Goldberg ! L’Art de la fugue !), sa musique de chambre, sa musique pour orchestre (les Concerts Brandebourgeois !) sont tout aussi riches et essentielles.

 

Vous citez et commentez la totalité de ces œuvres. Comment est-il possible de tout connaître ainsi ?

G. C. :Je dirai d’abord que depuis plus d’un demi-siècle que je les pratique, je commence à les connaître… C’est très simple, j’ai tout étudié en lisant les partitions, ensuite en analysant et en m’informant sur les données historiques qui les entourent, leurs conditions d’émergence, sans oublier tout le contexte musical, religieux, culturel et même social de l’époque. Après quoi, il ne me restait plus qu’à les écouter…

Il est courant de penser que cette œuvre est une clé de voûte, magnifique, du langage musical du passé. Bach avait-il donc une grande connaissance des musiciens qui l’ont précédé ?

G. C. :Une connaissance énorme. Depuis son plus jeune âge, il a toujours manifesté une boulimie de connaissance (et d’ailleurs pas seulement pour la musique). Il lisait et étudiait les partitions, il copiait toutes celles qu’on pouvait lui prêter, puisque tout n’était pas édité, loin de là ; également en rencontrant les compositeurs, et s’entretenant avec les interprètes. Il a ainsi acquis une connaissance encyclopédique de tout ce qui avait été écrit avant lui, et de son temps. Il connaissait et admirait non seulement les musiciens du monde germanique, depuis Schütz, Pachelbel, Froberger, Buxtehude, de sa propre famille et tous les autres, comme son ami Telemann et bien sûr Haendel, même s’il ne l’a jamais rencontré, mais ceux aussi d’autres pays. Il a recopié pour son usage personnel des œuvres de Couperin, de d’Anglebert, de Dieupart, de Grigny, pour ce qui est des Français, mais aussi de Frescobaldi, de Vivaldi, de Marcello, d’Albinoni. Et tout porte à croire qu’il avait également une grande connaissance de la musique flamande et néerlandaise, celle de Sweelinck en particulier. Il a connu la musique de Lully, peut-être celle de Rameau, qui étaient éditées et circulaient. Il a même manifesté une curiosité pour les nouveautés les plus éloignées de son génie propre, en adaptant par exemple le Stabat Mater de Pergolèse. Comme une abeille industrieuse, il a fait son miel de tout ce qu’il a pu butiner et assimiler. Tant et si bien qu’à la fin de sa vie, son œuvre se trouve riche de toute la pensée de la musique européenne d’où il tire ce langage syncrétique si reconnaissable et si personnel. Tout se passe comme s’il était le sablier par lequel s’écoulait la pensée musicale occidentale du passé pour aller féconder les musiques du futur, depuis Mozart jusqu’à Boulez et au jazz.

À vous lire, on constate à quel point ses œuvres sont toujours écrites dans le cadre d’une fonction. Alors, quelle est sa marge de liberté ?

G. C. :Il faut bien se rendre compte qu’en l’absence de disque, de radio, de télévision, ainsi que de théâtre ou de cinéma, la musique constituait alors la première distraction des uns et des autres, à la cour comme à la ville ou à la campagne. Et que cette musique ne pouvait être exécutée que par des gens vivants. On n’imagine pas le constant besoin de musique à ces époques. Il a donc fallu à Bach, comme à ses contemporains, écrire pour les cérémonies à l’église, pour les divertissements de la cour, pour les fêtes à la ville… et à la campagne, pour les noces et les plaisirs – regardez la Cantate des paysans, cette merveilleuse pochade toute pleine de bonhomie et d’humour, qui se termine à l’auberge aux sons de la cornemuse. Il y avait aussi les funérailles, et les hommages aux grands personnages…

Sa connaissance des instruments est proprement ahurissante. Comment expliquez-vous cette maîtrise ?

G. C. :Son premier instrument a été le violon. Puis il s’est mis au clavecin, ensuite à l’orgue. Mais on sait très peu de choses à ce sujet, sinon qu’il jouait de tous les instruments à la perfection. Il était d’ailleurs normal à cette époque qu’un musicien professionnel pratique plusieurs instruments différents. Mais à ce point, non ! Il travaillait avec ses exécutants, il s’entretenait avec les luthiers, les facteurs d’orgues, il les questionnait. Mais comment expliquer le génie ?

Propos recueillis par Édith Walter

Gilles Cantagrel, J.-S. Bach. La musique instrumentale, Paris, Buchet-Chastel, 2018, 480 p.