Sûrement, du haut du ciel, tout ce Trafalgar l’amuse... Il ne suffisait pas des centenaires et des demi-siècles: voici que l’on se braque sur le chiffre imprévu de 70 ans... Oui, soixante-dix ans, le 28 décembre prochain, que Maurice Ravel nous aura quittés. Quittés n’est d’ailleurs pas le mot car il est peu de musiciens (et tout spécialement du Xxe siècle) qui soient, et sans le moindre “purgatoire”, restés aussi présents parmi nous, à tous niveaux.
D’abord sa musique, bien sûr, qui ne connut jamais d’éclipse. C’est que, Ravel ayant toujours assaini nos oreilles, il est quasiment devenu un besoin. Sa personne, ensuite, qui malgré tant d’hommages post mortem plus ou moins pertinents, a survécu à tant de témoignages réducteurs quand ils n’étaient pas inconsciemment nocifs. Que dire de ce maître-à-penser de notre phraséologie musicologique qui parlait d’imposture alors que (au même titre qu’un Martin du Gard ou un Louis Guilloux, en littérature), Ravel s’impose à nous par sa probité, sa rigueur, son dédain absolu de tout effet suspect ? Mille images, par ailleurs, nous le rendent, désormais, étonnamment présent, authentique: la relance est régulièrement assumée, de nos jours, par les nombreuses lettres et documents (jamais de laïus!) que publient les Cahiers Ravel. Du coup s’impose un troisième niveau de découverte: l’impeccable epistolier qui, en quelques lignes, cerne une situation, précise une opinion, favorise une rencontre... Manuel Rosenthal parlait volontiers des scrupules avec lesquels Ravel pesait chaque mot, préparait la chute de ces menus billets, journal secret aussi fraternel que sa musique. Certes le volume publié par Jean Michel Nectoux et Arbie Orenstein (Ravel, Lettres, écrits, entretiens, Flammarion, 1989) reste fondamental, mais que de lettres publiées, depuis, qui installent, parmi nous, chaque jour davantage, ce personnage à la Proust, par ailleurs grand saint laïque, chef d’œuvre de l’école de Jules Ferry!
Voilà qui condamne les facilités de tant de programmateurs médiocres. Un Festival Ravel n’apprend plus rien à personne, la quasi totalité de son oeuvre étant régulièrement affichée (situation sans doute unique, hors Webern !). Le champ est vaste, pourtant, si l’ on se donne la peine de chercher alentour. Pourquoi oublie-t-on son disciple Maurice Delage (en France, car Janet Baker chantait ses Quatre chants hindous - commonwealth oblige) ? Pourquoi faire impasse sur son unique élève direct, Manuel Rosenthal, dont la musique, volontiers âpre et véhémente, prolonge les plus secrets malaises de son maître ? L’an dernier, Rémi Lerner, programmant On Wenlock Edge de Vaughan Williams aux Journées Ravel de Montfort l’Amaury suscita une ovation méritée : un chef-d’oeuvre précurseur des Trois Poèmes de Mallarmé. Il y a aussi les condisciples plus ou moins oubliées, de Louis Aubert à Raoul Laparra en passant par George Enesco. Pourquoi, même, par contraste, ne pas se tourner (fugitivement) vers ces tocards dont raffolait la Société Nationale et qui (cas sans doute unique) eurent le don de faire sortir Ravel de ses gonds : « Ah les sales musiciens ! C’est pas fichu d’orchestrer et ça vous bouche les trous avec de la musique turque. Des divertissements de fugue remplacent le métier, les thèmes de Pelléas suppléent à l’inspiration. Et tout cela fait un bruit ! » (lettre à C. Godebski, 14 mars 1909). Pardon de citer le Divin Marquis: Français, encore un effort. Car il y a de la marge, assurément !