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À l'heure où Werther de Massenet connaissait un véritable triomphe à l'Opéra Bastille, le chef d'orchestre Michel Plasson, qui y dirigeait cette œuvre, était accueilli par la PMI pour son déjeuner de janvier 2010. Après avoir remporté le Premier Prix du Concours International de Jeunes Chefs d'Orchestre de Besançon en 1962, il part se perfectionner aux États-Unis auprès d'Erich Leinsdorf, Pierre Monteux et Leopold Stokowski. Commence alors pour lui une brillante carrière, marquée notamment par sa nomination à la tête de l'Orchestre national du Capitole de Toulouse en 1968 puis de l'Orchestre philharmonique de Dresde. Acclamé et demandé de toutes parts, récompensé par de nombreux prix et distinctions, ce fabricant d'orchestre a même été sollicité pour prendre les rênes de l'Orchestre national de Chine. Amoureux de Massenet, il évoque l'expérience inédite que fut pour lui ce Werther à l'Opéra Bastille, sans oublier de parler de la musique française et de l'Union de la Méditerranée, qui lui tiennent tant à cœur.

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Michel Plasson commence le déjeuner en rendant hommage à Antoine Livio : « Je suis heureux d'être avec vous aujourd'hui car je pense beaucoup à Antoine Livio, qui était un ami très cher, d'une fidélité absolue. Il m'a toujours soutenu quand d'autres ne le faisaient pas. Je lui envoie une pensée au Ciel ».

Werther à la Bastille

C'est un moment un peu particulier de ma vie : j'ai été très sensible aux ovations, aux témoignages, aux écrits de toutes sortes. À ce stade de ma vie avoir tant d'hommages et de reconnaissance m'a ému. Cela m'a même donné le trac, un trac un peu plus fort que d'habitude. Et je trouve que c'est bon signe d'avoir le trac encore à mon âge. Je me suis dit qu'il fallait être digne de cette reconnaissance publique et faire du mieux que je pouvais cette musique que je connais bien et que j'aime tant. C'était la première fois que je dirigeais à la Bastille. Hugues Gall m'avait invité une ou deux fois mais j'avais refusé car je trouvais que ce n'était pas indispensable compte tenu de ma position en France, où j'avais reçu tellement d'hommages.

Massenet et la musique française

M'apercevoir de l'actualité de Massenet et de l'éternité de notre musique me fait chaud au cœur car Massenet était un merveilleux compositeur et l'un des plus grands couturiers de la musique, qui connaissait les voix de femmes, les voix d'hommes, les tessitures... C'était un orchestrateur génial. Il savait moduler, ce que beaucoup de musiciens modernes ne savent plus faire. L'orchestre de Massenet est un orchestre taillé aux mesures des personnages pour transfigurer les chanteurs parce qu'il était aussi un homme de théâtre. J'ai été très étonné de lire l'autre jour – et je le crois difficilement – qu'il n'écrivait pas au piano alors qu'il jouait magnifiquement de cet instrument. Il est le premier peut-être à avoir écrit des nuances aussi extraordinaires. Respecter ces indications est important, mais ce n'est pas suffisant : il y a des clefs très subtiles qui viennent de l'instinct et de l'inspiration parce que la musique française est une musique de l'instant. Tout dépend en effet des chanteurs, des musiciens qui vous inspirent... La musique française est aussi une musique d'interprète. Si l'interprète n'est pas capable de la traduire, elle est réduite en cendres. Ce n'est pas le cas de la musique allemande. Personne ne peut tuer Wagner, hélas.

La collaboration avec le metteur en scène

J'attends du metteur en scène qu'il ne déroute pas le chemin de la musique, ce qui implique qu'il la connaisse bien. J'attends aussi que son travail ne me contrarie pas. J'ai honte de dire cela mais j'ai participé à des représentations scéniquement honteuses. Ma collaboration avec Benoît Jacquot s'est bien passée. Je connais mal le cinéma alors que c'est un homme très connu. Ce travail m'a intéressé parce que j'étais beaucoup influencé par Alfredo Kraus dont j'étais un ami intime. J'étais donc curieux de voir une autre version car il n'y a pas qu'un chemin pour faire de la musique. Ceux qui disent cela sont de mauvais musiciens. Je trouve que les décors et les ciels sont magnifiques. Ils me font penser à des peintres. Les éclairages aussi sont sublimes. La mise en scène est subtile et intéressante. Je trouve que le spectacle est beau, que les artistes s'y sentent bien, ce qui est très important car il n'y a pas de succès individuel - seules les défaites sont individuelles. Un élément dans l'opéra qui ne fonctionne pas est très difficile à rattraper même avec l'artère poétique qu'est la musique.

Jonas Kaufmann

Jonas Kaufmann est un ténor merveilleux. Nous avons eu du mal à répéter au départ parce qu'il a eu la grippe « Bachelot ». Mais étant donné son talent, je tenais absolument à le faire travailler, ce que j'ai fini par faire une fois que la grippe s'est atténuée.


Charles Munch, Pierre Monteux et Paul Paray

J'ai plein de souvenirs avec Charles Munch. Il était l'archétype de celui qui brosse une toile qui n'existe pas. Il était inspiré et prenait des risques comme on en prenait à l'époque. Aujourd'hui les musiciens ne prennent plus de risques. Chez lui, la musique c'était la musique d'un moment. Il était l'homme du moment. C'est pour cela que c'était un homme qui fascinait. Moi j'étais dans l'orchestre et je voyais cela de l'intérieur. Les musiciens d'orchestre savent tout, tout de suite. Ils savent si celui qui est là est bon. Charles Munch avait été l'un des violonistes de Furtwängler. Or, Furtwängler était inspiré : il y a des enregistrements fous de Furtwängler et Munch a été influencé par tout cela. Il n'y a pas tellement de chef d'orchestre allemand inspiré de la sorte. Pierre Monteux était le contraire de Munch. Il avait une science de l'orchestre. J'ai joué Le Martyre de Saint Sébastien avec lui. J'étais plein d'admiration. On peut aussi évoquer Paul Paray. Lorsque j'ai enregistré Chabrier, je me suis dit que je ne pourrais jamais faire aussi bien que lui parce qu'il avait ce côté « Joyeuse Marche ».

Père et fils

Mon fils Emmanuel dirige en ce moment Manon Lescaut à Sydney. Il vit à New York, marié à une organiste américaine merveilleuse. Il a aussi dirigé en Nouvelle-Zélande et va diriger bientôt à New York L'Étoile de Chabrier. Emmanuel a la malchance d'avoir son père en France. Je constate que pour certains chefs ce n'est pas un poids : je pense par exemple à Philippe Jordan, le fils d'Armin Jordan, qui a été nommé directeur musical de l'Opéra national de Paris. Donc parfois être fils de chef peut aider. Mais pour mon fils, cela ne fonctionne pas en France. J'espère que cela va changer parce qu'il a du talent. Il désire diriger en France et en Europe, mais il ne dirige pas parce qu'on dit : « Non : son père ».image archive Plasson photo DR

Le son des orchestres

C'est le sujet fondamental par rapport à la mondialisation et à l'uniformité des orchestres, tout cela étant lié. Autrefois c'était un chef d'orchestre qui faisait un orchestre. Désormais c'est l'orchestre qui accepte ou non le chef. En effet, la plupart des chefs viennent trois semaines par an, s'en vont, courent etc. Donc il y a une uniformité. Le meilleur orchestre du monde c'était la Philharmonie de Berlin avec Karajan. Il n'y a pas eu de meilleur orchestre car c'était un grand maître qui avait façonné l'orchestre. Pour transformer un orchestre, il faut un nombre de répétitions suffisant et que l'empreinte précédente ne soit pas trop forte, ce qui maintenant est relativement le cas parce qu'il n'y a plus de personnalités aussi marquantes. L'orchestre de l'Opéra de Paris est composé de musiciens excellents mais il a fallu un certain temps pour changer le son, pour avoir le son que je voulais et non le son qu'ils avaient. C'est très important : si on ne trouve pas le son exact chez Massenet, on ne peut pas le jouer. Le son et la liberté sont les deux éléments nécessaires. On ne doit pas imposer mais inspirer et faire en sorte que les musiciens jouent le mieux possible. Il faut le son et les couleurs car la musique française est faite de couleurs. Dans la musique germanique il n'y a qu'une couleur. C'est monochrome : taillé dans l'acier, le gris. Mais pour avoir le son allemand, il faut aussi travailler.


Le disque : regrets et espoirs

Je suis malheureux de ne pas avoir enregistré Les Troyens et Benvenuto Cellini de Berlioz. J'aurais aussi beaucoup aimé enregistrer Dialogues des Carmélites de Poulenc. Le problème, c'est que ce sont surtout les Anglais qui réalisent tous ces enregistrements. Je pense notamment à Colin Davis et à John Eliot Gardiner. EMI a donc refusé mes propositions, à cause de cela mais aussi à cause de l'argent : la musique classique représente moins de 5% des ventes totales de disques en France. On dit que ça coûterait très cher de faire Les Troyens mais ce n'est pas vrai. Cela coûte moins cher que tous les Wagner du monde. Je précise que c'est bien Londres qui a refusé alors qu'Alain Lanceron a toujours été avec moi. Il avait le souci d'enregistrer avec moi le plus possible de musique française, de musique oubliée, méconnue, voire inconnue. Il m'a d'ailleurs demandé de bien vouloir diriger Dialogues des Carmélites à Nice. J'ai dit « oui » parce que c'est une pièce pour laquelle je vis, comme les Berlioz, comme les Massenet, et parce que j'ai l'impression que je sais des choses importantes pour la faire. Pour Poulenc je sais des choses qui ne sont pas écrites : les tempi ne sont pas écrits, les indications dynamiques sont toutes fausses, tout comme celles de durée. C'était un génie mais avec un côté dilettante dans le bon sens du terme. J'ai proposé Le Cœur du Moulin de Déodat de Séverac à EMI, j'espère pouvoir le faire. L'orchestre Région Centre Tours vient de l'enregistrer : c'est peut-être plus facile aujourd'hui d'enregistrer la musique française. J'aimerais aussi enregistrer d'autres œuvres françaises comme La Forêt Bleue de Louis Aubert.

L'Union pour la Méditerranée

En ce qui concerne l'Union pour la Méditerranée, j'ai réuni, avant d'avoir mes problèmes de santé, de nombreuses personnalités dont Frédéric Mitterrand, que je connais bien, et le conseiller du roi du Maroc André Azoulay. Je n'ai malheureusement pas pu m'occuper de tout cela. Mais c'est un très grand projet et j'espère vivement pouvoir le mettre à jour. Voici ce dont il s'agit. Au tournant des XIXe et XXe siècles, Fernand Castelbon de Beauxhostes, mécène très riche ayant participé à la réfection des arènes de Béziers et très lié d'amitié avec Saint-Saëns, a dit à ce dernier qu'il aimerait bien qu'on donne des spectacles en plein air. C'était bien avant ce que nous connaissons aujourd'hui avec Nîmes, Orange, etc. En 1898 on ouvrit donc les arènes au spectacle lyrique et Castelbon de Beauxhostes demanda à Saint-Saëns d'écrire quelque chose. Saint-Saëns a alors écrit Déjanire, qui connut un succès considérable. La deuxième année, Saint-Saëns suggéra à Castelbon de Beauxhostes de confier l'écriture de la nouvelle œuvre à Gabriel Fauré pour qui il avait une grande admiration : c'est ainsi que Prométhée fut joué en 1900. C'est le seul grand triomphe de Gabriel Fauré. L'orchestration est extraordinaire car elle est quasiment stéréophonique. A ma connaissance, cet opéra n'a jamais été rejoué dans sa version originale. Or, comme j'ai trouvé la musique, je voudrais donner cette œuvre dans le cadre de l'Union pour la Méditerranée en faisant chanter des Grecs, des Arabes, des Espagnols, des Français chez Eschyle à Athènes où il y a ce merveilleux stade olympique tout en marbre d'une beauté incroyable. J'en ai parlé à Frédéric Mitterrand qui est intéressé. J'espère de tout cœur y parvenir car c'est un projet auquel je tiens beaucoup.

Fanny Fossier