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Pour l'année du troisième centenaire de la mort de Dietrich Buxtehude, Gilles Cantagrel vient de signer un livre sur la vie et l'œuvre du compositeur mais aussi sur l'histoire de la musique en Allemagne dans la seconde partie du XVIIe siècle.

couv Gilles Cantagrel Buxtehude editions Fayard 2006Comme dans ses ouvrages précédents, Gilles Cantagrel montre une érudition époustouflante tout en évitant toute sécheresse à son propos. L'œuvre est analysée par un vrai musicologue. Et malgré le peu de documents, la vie de Buxtehude est retracée de façon très vivante.

Qu'est-ce qui vous a incité à écrire ce livre sur Dietrich Buxtehude : le désir de sortir de l'oubli un des plus grands compositeurs de l'Allemagne du Nord lors de la seconde moitié du XVIIe siècle, ou celui d'approfondir la connaissance d'un compositeur que vous admirez particulièrement ?

C'est tout à la fois. Travaillant sur Bach depuis toujours, je voulais connaître le contexte musical, social, politique et spirituel, c'est-à-dire les conditions d'émergence contingentes de son œuvre. En tentant de l'accompagner dans ses années de formation, j'ai rencontré la fascinante personnalité de Buxtehude, le plus grand musicien d'Europe du Nord avant lui, celui-là même vers lequel il s'était rendu – quatre cents kilomètres à pied, l'histoire est connue – alors qu'il n'avait que vingt ans, pour parachever sa formation. De Buxtehude, le jeune Bach reçut, toute son œuvre en témoigne, une formation musicale, mais plus encore, une certaine idée de la musique et l'héritage d'une sagesse, une vision du monde. Il me fallait désormais aller à le rencontre de ce maître, qui est beaucoup plus qu'un « prédécesseur », un compositeur de génie, à part entière, une grande personnalité et un humaniste admirable, homme de haute culture.

 

De quels documents avez-vous disposé pour reconstituer aussi précisément le contexte de vie dans lequel Buxtehude a composé ? Et comment avez-vous eu accès à un aussi grand nombre de ses partitions ?

Pour ce qui est des documents, je dois dire que je me suis de longue date familiarisé avec le contexte historique de l'Allemagne luthérienne de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, notamment à la lecture des traités qui fleurissaient alors, ainsi que des documents historiques. D'une lecture difficile, certes, mais d'un intérêt capital. J'ai fait également un large appel au premier dictionnaire biographique des musiciens paru en Allemagne, en 1732, de même, entre autres, qu'aux ouvrages de Mattheson, parus de 1713 à 1756, tous inconnus en France mais essentiels pour mon propos. Par ailleurs, on a conservé quelques lettres et documents de la main de Buxtehude, et notamment une partie des livres de compte qu'il eut à tenir en tant qu'administrateur des biens de son église. C'est non seulement une source d'informations passionnante, mais comme des instantanés de vie quotidienne. Bien sûr, j'ai publié la traduction d'un grand nombre de ces textes. Quant aux partitions, elles sont maintenant toutes éditées. L'entreprise a commencé par l'œuvre d'orgue, à la fin du XIXe siècle, et l'intégrale vient de s'achever avec les 115 cantates, à présent disponibles.

Dans quelle mesure son œuvre est-elle celle d'un croyant qui compose pour servir sa religion ? Quelle est la forme musicale où le musicien a mis le meilleur de lui-même ? Quelles sont, à votre avis, ses plus belles œuvres ?

Il ne faut pas oublier deux points essentiels. D'abord, en ce temps, tout compositeur travaillait au service d'un employeur, église ou cour, prince ou ville. Il était un salarié, fournisseur de musique (dont on faisait alors une intense consommation), au même titre qu'un boulanger fournissait du pain. Un musicien d'église, comme l'était Buxtehude, avait donc à servir sa religion dans ses diverses manifestations. Mais par ailleurs, selon le mot de Jean Delumeau, « tout citoyen était alors sociologiquement chrétien ». Dans le cas de Buxtehude, cependant, il y avait davantage. Il était authentiquement un homme de foi, d'une haute spiritualité. Les textes qu'il choisit d'illustrer, l'expression qu'il leur confère, et plus encore les textes qu'il a lui-même rédigés ne laissent aucun doute à ce sujet.
Quant à ses plus belles œuvres, on les trouve évidemment dans les pages pour orgue (la Passacaille, les grands Praeludia, mais aussi dans des pages plus modestes comme les Préludes de choral). Mais la musique vocale est un inépuisable vivier de félicités de toutes sortes. Ecoutez la sublime élégie qu'il a composée, texte et musique, sur la mort de son père : a-t-on jamais rien écrit de plus bouleversant ? Et il n'y a pas que la musique spirituelle, parce que, musicien dans la cité, Buxtehude eut aussi à fournir de la musique pour les grandes familles de Lübeck, notamment pour les mariages et les anniversaires. Lui-même se rendait à domicile, avec quelques musiciens, pour donner des concerts privés. D'où un bouquet de sonates, en particulier les deux recueils de Sonates en trio qu'il a tenu à publier. Toutes différentes, toutes passionnantes. La Sonate op. I n° 4, en si bémol majeur, pour clavecin, violon et viole de gambe : un chef-d'œuvre !

Où on est-on aujourd'hui de la connaissance de l'œuvre de Buxtehude ? Est-elle interprétée dans son intégralité ?

L'œuvre pour orgue est connue de longue date, et le disque nous en propose d'innombrables enregistrements. Au moins une dizaine d'intégrales en un demi-siècle, depuis Walter Kraft en 1957, en passant par René Saorgin, Marie-Claire Alain, Michel Chapuis, Jean-Charles Ablitzer, Helga Schauerte, Olivier Vernet, Eric Lebrun et Marie-Ange Leurent, et j'en oublie certainement, jusqu'à Bernard Foccroulle, dont les disques sortent cette année, sans compter de très nombreuses anthologies : il n'y a pas d'organiste, de toute esthétique, qui n'aime jouer Buxtehude, au disque comme au concert. Mais en dehors de l'œuvre pour orgue, le musicien est resté quasiment inconnu, même en Allemagne. De la musique vocale, on commence à interpréter les sept concerts spirituels qui forment le cycle Membra Jesu nostri, pour la semaine sainte, et deux ou trois autres, c'est-à-dire un très petit nombre. De l'admirable musique de chambre, quelques sonates en trio sont jouées au concert et enregistrées, et du clavecin, quasiment rien... On ne peut d'ailleurs malheureusement pas parler d'intégralité, dans la mesure où l'on sait qu'une partie substantielle de l'œuvre du musicien a disparu. Je pense en particulier aux grands oratorios de l'Avent, les fameuses Abendmusiken, une quarantaine en tout, sans doute, dont il ne reste pas une note !

Trouvez-vous aujourd'hui que sa discographie permette de bien connaître et aimer son œuvre ? Pensez-vous que les musiciens qui programment et enregistrent sa musique l'interprètent fidèlement et talentueusement ?

La discographie aujourd'hui accessible est dans son ensemble de très haute qualité. Comme si l'exigence et la spiritualité de cette musique inspiraient les artistes qui l'abordent. De même pour la fidélité. Tous sont soucieux de cette adéquation au contexte historique sans laquelle cette musique risquerait de se voir défigurée : timbres des orgues, instruments anciens, effectifs vocaux restreints. Je ne suis en rien un fanatique de la reconstitution historique pour elle-même, mais c'est ainsi que les œuvres du passé retrouvent la fraîcheur de leurs coloris et la vivacité de leur expression.

Qu'espérez-vous et qu'attendez-vous en 2007, pour le tricentenaire de sa mort ?

Je suis très confiant. Depuis des années, je m'emploie à sensibiliser les musiciens à cette œuvre admirable, et je dois dire que je crois même avoir opéré des conversions ! Mais je ne suis pas le seul, Dieu merci. L'événement marquant de 2007 devrait être la parution du premier enregistrement complet de l'œuvre vocale, par les soins de Ton Koopman, un familier de cette musique. De nombreux concerts sont programmés, et je suis convaincu que cet anniversaire devrait voir pour beaucoup la révélation de cette œuvre majeure.

Propos recueillis par Edith Walter

 

Dietrich Buxtehude. L'oeuvre d'orgue, par Bernard FoccroulleDietrich Buxtehude. L'oeuvre d'orgue
5 CD. Ricercar RIC 250

Le futur directeur du festival d'Aix en Provence, Bernard Foccroulle, vient de signer une intégrale époustouflante des oeuvres d'orgue de Buxtehude.
C'est un parfait connaisseur de cette musique et de tout son contexte esthétique, Foccroulle a choisi cinq instruments, aux Pays-Bas, en Allemagne, au Danemark et en Suède, particulièrement adaptés aux oeuvres par leurs coloris et leur tempérament. Dans un rendu sonore idéal, les phrases musicales, celles des chorals en premier lieu, chantent avec le plus grand naturel et se développent dans une inimitable respiration, celle de la musique elle-même, dans le juste tempo. Toute l'interprétation est marquée par un engagement physique en même temps que par l'élévation de la conception d'ensemble, alliant l'intelligence du texte à la sensibilité.
Plus encore qu'un immense bonheur musical, une expérience spirituelle.