Tandis qu'il écrivait son pétillant brûlot anti-wagnérien de la main gauche (L'Anti-Wagner sans peine, PUF), Pierre-René Serna réservait à la dextre un ouvrage plus ambitieux : un Guide de la Zarzuela - une première en français - qui fait le tour d'un genre considéré avec condescendance quand il n'est pas tout bonnement ignoré de notre côté des Pyrénées. L'auteur parvient à concilier la forme de l'abécédaire qui lui est chère avec un propos précis d'où affleure sa passion du sujet. Une mine d'informations, qu'un style coruscant rend aussi délectable qu'incontournable.
Après un Berlioz de B à Z (2006, Van de Velde), votre récidivez, dans ce Guide de la Zarzuela, avec la forme du dictionnaire... mais de Z à A. Est-ce, selon vous, le meilleur moyen de faire connaissance avec ce genre lyrique phare de la péninsule ibérique ?
En 2008, soit deux ans après la publication de Berlioz de B à Z, on me fit commande d'un texte sur La Generala d'Amadeo Vives alors programmée au Châtelet. L'idée me trottait déjà dans la tête, depuis une série d'émissions « Le Matin des musiciens » que j'avais produite sur France Musique et qui avait obtenu un succès considérable (plus de deux cents lettres enthousiastes d'auditeurs !), de consacrer tout un livre à la zarzuela destiné au mélomane francophone. Ce programme pour le Châtelet a alors été le déclencheur. J'ai hésité sur la forme : plutôt qu'un pesant historique, où le lecteur non hispanophone se perdrait, j'ai pensé qu'un abécédaire offrait l'avantage de pouvoir puiser, picorer, rechercher rapidement une information. « De Z à A » permettait, outre le clin d'œil, de tracer d'entrée de jeu le sujet dans ses grandes lignes : rapide présentation, style, historique, chronologie, caractéristiques vocales.
Genre phare de la péninsule ibérique, mais il faudrait dire madrilène avant tout...
Cela nous renvoie à la mystérieuse étymologie du mot, « zarzuela » désignant un palais bâti au tout début du XVIIe siècle, le Palacio de la Zarzuela, dans les environs de Madrid et qui faisait office de résidence royale d'été. L'on donnait dans ce « Palais de la Ronceraie », comme dans les théâtres de Madrid, des représentations lyriques. La zarzuela est donc née historiquement à Madrid et ses alentours ; esthétiquement, après la mode des sujets mythologiques propres à la période baroque, la capitale et son cortège de personnages pittoresques vont devenir à partir de la fin du XIXe siècle son thème d'élection.
Comment expliquer l'extinction du genre, laquelle coïncide avec la guerre civile ?
La grande époque de floraison, hors la période baroque, de la zarzuela, à la fin du XIXe siècle, coïncide avec une période de paix. La guerre étant peu propice aux arts, le genre entre en agonie après la guerre civile pour disparaître vers 1970 après une longue période de déclin pour ce qui est de la création. Coincée entre les musiques ésotériques d'obédience sérielle des années 50, et le déferlement concomitant des chansons de variété, la zarzuela ne trouvait plus sa place, tout du moins comme genre vivant, et va devenir un spectacle de répertoire, de musée, à l'instar de quasiment tout l'opéra international.
Pourquoi la zarzuela semble-t-elle si difficilement exportable ? On constate pourtant qu'elle est très bien servie par le disque (y compris par les firmes aussi prestigieuses que Decca, Deutsche Grammophon, EMI ou Naïve), même si l'on peine à les trouver dans les bacs des disquaires !
S'étalant sur une période de près de quatre siècles, avec environs 20 000 titres, le répertoire ne manque pas ! Bien qu'elle leur soit largement antérieure, la zarzuela représente un peu l'équivalent espagnol de l'opéra-comique français ou du singspiel allemand. Elle a en commun avec eux cette alternance du chanté et du parlé, qui compromet peut-être sa diffusion internationale. À cela s'ajoute l'isolement artistique ou politique de l'Espagne durant une bonne partie de son histoire. Épinglons enfin le manque de curiosité des programmateurs. Pour ce qui est du disque, le genre a été ponctuellement bien servi ; l'on pouvait naguère en dénicher dans les bacs des disquaires, mais la chose est quasi impossible aujourd'hui, il faut passer par internet. Là, on trouve tout ! De quoi pallier le manque de disponibilité des enregistrements de zarzuelas chez les disquaires. DG par exemple (un enregistrement nouveau de zarzuela par an !), est distribué uniquement dans la péninsule.
Trouve-t-on des ouvertures dans les zarzuelas ?
Les ouvertures sont rares, ce sont surtout des préludes. Il existe même une multitude de disques de compilation de ces préludes ! Mais ce sont des morceaux de bravoure sans grand intérêt, peu représentatifs de l'œuvre qu'ils introduisent. C'est la même chose pour l'opéra : est-ce que le prélude de Carmen représente Carmen ?
Vous avancez dans l'entrée « Livrets et librettistes » que « l'une des vertus principales de la zarzuela réside dans son caractère presque obstinément irrévérencieux, vis-à-vis des autorités ou de la morale. » Pouvez-vous nous donner des exemples ?
C'est surtout une particularité de la zarzuela « chica » (par opposition à la zarzuela « grande », avec en général des sujets historiques), que de faire intervenir des personnages du petit peuple, madrilène souvent, gouailleurs, voire subversifs. Les militaires, policiers, curés et autres notables sont systématiquement ridiculisés. Chueca en est un parfait exemple, qui n'hésite pas à faire la part belle aux voleurs, ou dans son El Bateo, à un anarchiste poseur de bombes ; tout ça n'est pas très politiquement correct !...
Pourquoi le nom du compositeur semble-t-il si peu mis en valeur sur les pochettes de disques de ce répertoire ?
Cela est lié au genre même : la zarzuela se donne dans un théâtre, où se met donc en avant le librettiste, à l'instar de ce qui se pratiquait en France à la même époque d'ailleurs. On ne peut que déplorer cette perfide tradition (perpétrée par le disque), mais ne nous y trompons pas : le public, espagnol, fait un succès à la zarzuela en fonction de sa musique. Comme pour l'opéra.
La zarzuela a-t-elle eu une influence sur certains compositeurs dans l'opéra international ?
Si les grands opéras internationaux ont indéniablement influencé la zarzuela, certains éléments lui demeurent irréductibles. À l'inverse, on constate effectivement quelques exemples où la zarzuela a influencé l'opéra international. Ainsi Bizet – on le sait depuis peu – a-t-il puisé moult thèmes de sa Carmen dans plusieurs recueils de zarzuelas. Plus étrange, Boris Godounov pourrait bien, dans sa structure, faire écho à Pan y toros de Barbieri. Je le dis incidemment dans mon ouvrage, sans trop y croire... Mais sachant que Moussorgski n'a pas pu manquer d'assister à la création de la La Forza del destino à Saint-Pétersbourg, où on retrouve effectivement les traits structuraux de Pan y toros et quand on sait que l'opéra de Verdi a été écrit à l'instigation d'Enrico Tamberlinck, baryton italien alors d'immense prestige vivant à Madrid et chanteur de zarzuelas, on comprend ce que Boris doit au genre (via Verdi, donc) dans sa structure en petites scénettes.
À vous lire, l'on sent une affection toute particulière de votre part à l'endroit du compositeur Ruperto Chapí, bien qu'il semble difficile de choisir l'une de ses zarzuelas aux dépens d'une autre.
Chapí est un compositeur d'une imagination débordante, folle, tout en étant raffiné, subtil. Aucune œuvre ne ressemble à une autre dans la centaine qu'il a pu écrire. Il compte certainement parmi les plus grands compositeurs, tous genres et pays confondus, et parmi les grands de la zarzuela post-baroque, avec Caballero et Bretón.
Vous déplorez l'état de la musicologie en Espagne en lui reprochant de ne guère cultiver son patrimoine. Pourquoi une telle négligence ?
C'est à la fois vrai et non. Je dois rendre hommage à l'ICCMU, l'Institut officiel de musicologie de Madrid, sous l'égide d'Emilio Casares Rodicio. On lui doit l'édition récente de 150 partitions critiques grand format de zarzuelas et autres ouvrages lyriques espagnols. La tendance commence seulement à gagner le répertoire baroque, longtemps délaissé. Le plus déplorable reste les institutions espagnoles, les organisateurs de concerts et la presse musicale spécialisée (à laquelle je collabore !) qui négligent trop souvent leur patrimoine au profit... de la sphère germanique.
Quelles zarzuelas conseilleriez-vous pour une première approche ?
Je dirais La verbena de la Paloma de Bretón, un chef-d'œuvre (comme l'a dit Saint-Saëns) et peut-être la plus célèbre des zarzuelas, La viejecita de Caballero, bijou d'une intarissable veine mélodique, Las golondrinas d'Usandizaga, sombre drame porté par une musique élaborée, et qui suffirait à prouver que la zarzuela n'est pas toujours fondée sur des sujets légers, loin de là ; enfin Júpiter y Semele de Literes, pour une initiation à la zarzuela baroque.
Propos recueillis par Jérémie Bigorie
Pierre-René SERNA, Guide de la Zarzuela, Paris, Bleu Nuit éditeur, 2012.