Photo : Didier Grojsman © Caroline Doutre
Un « OCNI », un « objet culturel non identifié », tel est et demeure pour les responsables de la culture notre invité de ce jour, Didier Grojsman, malgré bientôt trente ans d’activités et de combats pour faire vivre le Créa, Centre de création vocale et scénique.
C’est en 1987 que ce jeune conseiller en éducation musicale de Seine-Saint-Denis, impuissant à faire chanter les écoles au sein de l’Éducation nationale, décide de créer ce Centre avec le soutien du Théâtre Jacques-Prévert d’Aulnay-sous-Bois. Avec une conviction chevillée au corps, inchangée depuis trente ans : on ne peut devenir un adulte épanoui et un citoyen porteur de véritables valeurs sans avoir eu une pratique artistique dans l’enfance.
Un projet artistique pour valoriser l’être humain, grâce auquel – comme l’a souligné Albert Jacquard, parrain du 20e anniversaire du Créa – chacun peut réussir à s’accomplir sans nul esprit de compétition. Avec le chant comme prétexte d’une éducation globale valorisant l’écoute, la concentration, le respect, le partage.
Nulle audition, nulle sélection pour les 3500 jeunes de 6 à 17 ans, accueillis, hors temps scolaire, depuis 1987, dans les trois chœurs du Créa. Seul critère pris en compte : l’envie. Et plus de mille enfants participent chaque semaine aux ateliers de pratique vocale et corporelle conduits par quatre chefs de chœur dans les classes qui proposent un projet artistique. Le Créa assure également la formation professionnelle de leurs personnels enseignants.
Devant l’absence totale d’un répertoire lyrique pour chœurs d’enfants, Didier Grojsman a réussi à sensibiliser des compositeurs, des librettistes, des metteurs en scène et des chorégraphes, à l’origine de 57 créations, dont 23 commandes d’opéras. Des compositeurs capables d’écrire « sur mesure » des œuvres chantables par tout enfant, quel que soit son milieu social, qu’il soit bien portant ou handicapé.
Résolument anti-star-system, Didier Grojsman privilégie le collectif d’une troupe, où les membres apprennent tous les rôles, avant d’être distribués dans les œuvres, plus selon des critères d’affinité avec le personnage que d’excellence vocale. Même si certains des anciens du Créa sont devenus chanteurs professionnels, l’objectif premier de son fondateur est de les voir se réaliser grâce à cette pratique artistique. Un objectif largement atteint, puisque, comme le souligne Didier Grojsman, la majorité des anciens s’accomplissent dans des métiers de communication, enseignement, santé publique, humanitaire, et évidemment artistiques – choristes, cinéastes, comédiens, etc.
Une réussite qui a incité l’Opéra de Paris à faire appel, de 2002 à 2008, à Didier Grojsman comme directeur artistique du projet « Dix mois d’école et d’opéra ». Arriver à faire chanter et aimer Mozart à des élèves de banlieue, dits à problèmes, au terme de deux années de travail : un investissement dans la durée, condition d’une éducation artistique prégnante, à des années-lumière de certaines pratiques qui ne visent qu’un effet de vitrine.
Une ligne de conduite que l’on retrouve dans d’autres interventions du Créa. Un projet européen avec des enfants en difficulté de Budapest, Cagliari, Amsterdam et Paris, autour d’une version moderne de « Roméo et Juliette » réécrite par Isabelle Aboulker. Comme lorsque notre chef fait chanter des adultes, les parents de ses choristes, ou les personnels d’Orange : 26 chœurs dans la France entière, avec le soutien de la Fondation de l’entreprise. Six années d’une belle aventure, culminant en une Nuit de la Voix mémorable, rassemblant au Châtelet 800 choristes, et aujourd’hui brusquement stoppées par la fin de ce partenariat.
Un rappel brutal à la réalité : à la veille de fêter son 30e anniversaire, le Créa court toujours après son rêve de pouvoir disposer d’un toit bien à lui, ce Centre national de la création vocale et scénique, projet ballotté au gré des danses et contre-danses politiques, qu’il défend avec acharnement, soutenu par une marraine enthousiaste, Natalie Dessay. Même s’il ne pourra pas passer commande d’un nouvel opéra pour ce trentenaire, Didier Grojsman ne renoncera jamais à ses utopies et à ses combats. Avec raison : un nouveau mécène, la Fondation Bettencourt Schueller vient de lui redonner espoir en un avenir qui chante. Sans perdre haleine.