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Après avoir couronné Alexander Raskatov par le Grand Prix Antoine Livio 2013 en décembre dernier, il allait de soi que la PMI dépêchât une délégation à Lyon pour la création française de son premier opéra Cœur de chien.

En ouverture de ce déjeuner au Caro de Lyon avec le compositeur, accompagné d'Elena Vassilieva, interprète de la Voix « désagréable » du chien et de la Cuisinière, Didier van Moere souligne combien notre association se trouve honorée par cette rencontre et renouvelle nos félicitations après la représentation de la veille. Présent au début du déjeuner, Emmanuel Utwiller, directeur du Centre International Dimitri Chostakovitch, résume alors le parcours du musicien russe, né quatre jours après la mort de Staline. Sa carrière a commencé à Moscou, sa ville natale. Au début des années quatre-vingt, il émigre en Allemagne, puis s'installe en France en 2004, onze ans après avoir été l'invité du festival de Radio France, Présences. Ses liens avec Weinberg et le soutien de la veuve Chostakovitch ont joué un rôle significatif.

Alexander Raskatov (photo PMI / musicalpress.org)

De l'aveu du compositeur, l'impressionnante écriture vocale de Cœur de chien porte l'empreinte d'une culture slave dans laquelle la voix tient une place prépondérante. L'immense Russie réserve encore des territoires reculés où le folklore et la pratique religieuse témoignent d'une telle tradition. La facture vocale permet en outre de caractériser chacun des personnages de l'opéra, même secondaires, et de restituer, par le recours au style staccato – Raskatov parlant même d'un « opéra staccato » – la langue sarcastique et haute en couleurs de Boulgakov. Le fréquent recours aux registres extrêmes et l'exploration des limites des solistes ne se fait cependant jamais contre la voix – signe sans doute de cet héritage culturel évoqué précédemment. L'exagération des tessitures permet ainsi de suggérer différents niveaux de compréhension d'une nouvelle sardonique exemplaire de la folle énergie créatrice des années vingt en URSS, moment unique presque sans équivalent ailleurs et que l'on ne retrouvera plus ensuite. On évoque également l'usage conséquent du mégaphone, que le compositeur avait déjà expérimenté dans plusieurs pièces antérieures, et dont la palette expressive se trouve renforcée par les percussions – le cas des « grognements » du chien est particulièrement significatif.

On soulève la question du livret. S'il existait déjà des adaptations théâtrales de la nouvelle de Boulgakov, Alexander Raskatov désirait se servir le plus possible du texte original, avec sa langue imagée et crue à la fois. Ainsi, l'écriture du libretto a-t-elle été confiée à Cesare Mazzonis, avant une traduction en russe par George Edelman. Et le compositeur de nous faire part de la collaboration étroite avec le dramaturge italien, à qui il a rendu de très fréquentes visites. Tandis que la fin de l'ouvrage de Boulgakov, avec le « simple » retour de Charik à son état animal initial, souscrit aux codes d'une certaine tradition littéraire, Raskatov a rajouté un épilogue où une meute croissante de clones de Charikov envahit la scène, mettant en évidence la menace qui pèse de plus en plus sur une certaine culture taxée par ses adversaires d'élitiste, avertissement d'un danger que l'écrivain russe n'aurait pas manqué de souligner s'il avait vécu plus longtemps. Quelques remarques sur les personnages et les clins d'œil que l'on y peut déceler s'ensuivent. Freud pour certains, Preobrajenski, qui a un nom d'ecclésiastique, constitue plus sûrement un archétype du savant russe – Pavlov ? Hasard peut-être, le Chef haut-placé a l'accent géorgien de Staline – en 1924, l'allusion n'était pas possible pour Boulgakov.

Les contraintes de la scène ont obligé à certaines coupures, entre autres dans certains passages percussifs et choraux au second acte – afin d'équilibrer l'ensemble, des élisions ont été opérées également au premier. De deux heures cinquante, la durée de l'ouvrage a été ramenée à deux heures vingt. Nonobstant cela, le compositeur nous confie espérer, en concert, une version complète de son ouvrage. D'un éclectisme assumé, la partition balaie l'histoire de la musique, sans céder pour autant au pastiche. Particulièrement riche et variée, l'orchestration reflète le goût d'Alexander Raskatov pour les instruments rares, dont il avoue être un collectionneur impénitent, recherchant à travers eux une sorte de panorama des couleurs sonores du monde. Cœur de chien requiert ainsi au moins cinquante percussions, et les exigences légitimes de la partition ont donné lieu à d'importances négociations pratiques. Nos deux invités saluent ainsi l'engagement de Serge Dorny et de l'ensemble de la maison lyonnaise pour garantir une exécution de qualité – mettant à disposition de l'équipe artistique un nombre suffisant de répétitions, le double de celui alloué par la Scala, où l'opéra a failli ne pas être produit tant la volonté de l'institution milanaise s'avérait inconsistante.

La fin de notre rencontre approche, et notre convive nous raconte le scandale de la création de Gebet, écrit en hommage à son père, tandis qu'Elena Vassilieva, disciple de Schwarzkopf au répertoire très vaste, confirme que le passage de l'un à l'autre exige une certaine préparation, raison pour laquelle elle ne multiplie pas les engagements contradictoires. La soprano nous explique également les masterclasses de diction qu'elle a animées avec les chanteurs de la production, afin que l'expression et l'émission vocales soient parfaitement coordonnées, seule garantie d'un résultat probant. Il est alors temps de noter dans nos agendas les prochaines créations du compositeur russe – entre autres une messe à Londres – avant de remercier nos interlocuteurs pour ces échanges particulièrement fructueux ainsi que l'Opéra de Lyon pour l'organisation de cette rencontre.

 Gilles Charlassier