Quoi de plus naturel que de saluer le compositeur et chef d’orchestre hongrois Péter Eötvös par le Prix Antoine Livio, une distinction dont l’objet est de couronner une personnalité du monde musical dont le travail a incité la critique à reconsidérer une œuvre, un compositeur, une époque ou une tradition ? On ne saurait dire plus justement.
Si le grand public fit tardivement sa connaissance grâce à l’opéra Trois sœurs (d’après Tchekhov), créé à l’Opéra de Lyon en 1998, Péter Eötvös n’a guère attendu cette consécration pour construire son œuvre. Né en Transylvanie hongroise en 1944, compositeur, interprète inspiré et pédagogue recherché, il s’est montré toujours soucieux de transmettre, comme ses ainés Béla Bartók, Sándor Veress, György Ligeti ou György Kurtág. Très doué, il produira dès l’adolescence de nombreuses partitions, destinant les plus audacieuses au cinéma dont le support sonore se trouve alors moins contrôlé que les productions de la musique dite savante, puis s’exilera en Allemagne où sa rencontre avec Stockhausen sera décisive. De 1978 à 1991, il dirige l’Ensemble Intercontemporain, tout en développant sa carrière de chef auprès des plus prestigieuses formations. Curieux de tout, il enrichira son travail d’inspirations multiples, de sorte que voilà un homme auquel pourrait bien s’appliquer cette phrase avec laquelle Ligeti aimait à se définir : « je suis une éponge qui absorbe toutes les influences pour les digérer avec ma personnalité de créateur », des influences pouvant aussi bien provenir d’univers artistiques ou littéraires que de réflexions et méditations à partir de concepts philosophiques, de découvertes scientifiques ou de faits divers (souvenons-nous qu’il souhaitait écrire un opéra sur le tragique destin d’une Miss Hongrie, par exemple). Outre qu’il explore en profondeur les possibilités expressives de la voix humaine, comme en témoigne un vaste catalogue – depuis Mese (1968) pour voix seule, sur des thèmes folkloriques hongrois, jusqu’à IMA (2001) pour chœur mixte et orchestre, d’après Néma zene de Sándor Weöres et Gebet de Gerhard Rühm -, son parcours recourt à la théâtralité, ce que des pièces comme Harakiri (1973) pour soprano, deux flûtes altos et coupeur de bois, mais aussi Steine (1985-92) pour galets et ensemble, illustrent particulièrement.
Reconsidérer une tradition, Péter Eötvös nous y aura plus qu’invités : par l’usage de diverses spatialisations – comme la répartition de l’orchestre des Trois sœurs entre la fosse et le fond de scène, les interventions d’instrumentistes sur le plateau du Balcon et, bien sûr, le recours plus extérieurement radical à l’électronique live dans de nombreuses pages –, mais aussi en jouant de médiums inattendus, objets rendus sonores comme les pierres évoquées plus haut, ou instruments rencontrés exclusivement dans les pratiques musicales populaires comme le stroviol ou le cymbalum (une sonorité particulière que Pierre Boulez ne dédaignera pas) ; c’est aussi à travers une nouvelle technique de direction d’orchestre qu’il nous amène à le faire, qu’il conduise Le Sacre du Printemps (Stravinsky), la Cinquième de Beethoven ou A kékszakállú herceg vára – en français Le Château de Barbe-Bleue (Bartók).
Enfin, après Trois sœurs et l’énigmatique essai As I crossed a bridge of dream (1999), sur un livret de Mari Mezei imaginé à partir d’un journal intime japonais du 11ème siècle, Péter Eötvös continue d’investir la scène lyrique. Le lot de la plupart des ouvrages contemporains étant d’être créés puis oubliés pour quelques décennies, à l’inverse, Trois sœurs fera très vite l’objet de deux nouvelles productions, de même que Le Balcon (d’après Genet), créé à Aix-en-Provence en 2002 et monté à Besançon en 2005, et Angels in America (d’après Kushner), créé par Philippe Calvario sur la scène du Châtelet à l’automne 2004 et réalisé au Staatsoper de Hambourg par Benedikt von Peter au printemps suivant ; ainsi, c’est à reconsidérer une époque – celle des créations sans lendemains – que le compositeur sut également inciter la critique.