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guercoeur visuel OnRÀ l'approche de la nouvelle production de Guercœur d'Albéric Magnard à l'Opéra national du Rhin, José Pons revient sur cet opéra mythique, œuvre totale et singulière. Une délégation de la PMi sera présente le dimanche 28 avril à Strasbourg pour la première de ce qui s'annonce comme l'un des événements lyriques de la saison.

Créé sur la scène de l’Opéra de Paris le 21 avril 1931 sous la baguette de François Ruhlmann, Guercœur, tragédie lyrique en trois actes et cinq tableaux, paroles et musique d’Albéric Magnard, n’a jamais été repris depuis lors sur une scène lyrique française. Œuvre totale et singulière, Gercoeur s’appuie sur un sujet curieux et assez neuf, mettant en scène l’angoissant problème de la survivance et oppose, en un dramatique contraste, les félicités célestes du renoncement et la souffrance d’ici-bas.

 

L’argument et ses multiples implications

Le premier acte offre une vision d’un Paradis métaphysique dont les divinités laïques se nomment Bonté, Beauté, Souffrance et Vérité, la déesse suprême. Les âmes élues y vivent dans une paix éternelle, loin des tumultes de la vie. Seul, le héros Guercœur disparu quelques années plus tôt, regrette sa première existence. Il implore la déesse Vérité de lui laisser revoir la femme qu’il a adorée, Giselle, et le peuple qu’il a libéré de la tyrannie. Bonté s’y oppose, mais Souffrance demande que son vœu soit exaucé. Vérité accepte : « Qu’il revivre pour me connaître ! Qu’il comprenne ma loi et revienne à moi, humble et purifié ». Le second acte, assurément le plus développé de l’ouvrage, se divise en trois tableaux et montre les épreuves que Guercœur va subir à son retour sur terre. Le chœur des Illusions le berce à son arrivée de belles paroles d’espérance. Mais il découvre vite ensuite que Giselle en son absence a trahi son serment de fidélité et s’est donnée à son meilleur ami, Heurtal. Devant les supplications de Giselle, Guercœur pardonne et part pour la ville retrouver son peuple. Mais ce dernier a lui aussi cédé aux manipulations d’Heurtal. Ce dernier, loin de poursuivre l’œuvre bienfaisante et libératrice de son prédécesseur, s’est mué en tyran. Les quelques fidèles de Guercœur sont balayés par les partisans d’Heurtal au cours d’une émeute et Guercœur est tué. Au troisième acte, revenu au ciel et soutenu par Souffrance, l’Ombre de Guercœur est accueillie par Vérité qui compatit à ses maux et lui apporte la Paix. Dans une émouvante et grandiose prophétie, Vérité révèle à Guercœur le lointain avenir où l’amour, la tolérance et la justice règneront sur le monde.

partition chant piano de GuercœurLa partition d’Albéric Magnard

Cette partition puissante et inspirée aux réminiscences wagnériennes, mais d’essence typiquement française toutefois, s’avère exigeante tant pour l’orchestre que pour les chanteurs – solistes et membres du chœur – que pour l’auditeur. Elle recèle des trésors d’intensité et d’inventions rythmiques, entre ensembles mystiques et parties solistes. Le rôle de Guercœur requiert une voix de baryton large et assurée jusque dans les aigus extrêmes. La déesse Vérité doit être distribuée à un grand soprano ou soprano dramatique aux aigus étincelants. Ses soli sont particulièrement exposés, l’orchestration de Magnard en ces instants visant à une certaine transparence afin de mieux irradier le propos. Au deuxième acte, deux interludes symphoniques imposants et vraiment magnifiques d’expression viennent s’intercaler, tandis que le dernier acte s’ouvre sur un interlude saisissant par son caractère et sa puissance évocatrice. 

Le compositeur

Compositeur marginal, d’une exigence extrême avec lui-même et envers les autres, solitaire par nature et par choix, féministe avant l’heure, admirateur de Richard Wagner et plus encore de Vincent d’Indy son mentor, Albéric Magnard occupe une place toute particulière au sein du milieu musical français à la césure entre le 19e et le 20e siècle. Albéric Magnard est le fils du puissant directeur du Figaro, Francis Magnard, forte figure paternelle. Il reste traumatisé par le suicide de sa mère alors qu’il était encore enfant. Fuyant le monde musical de son temps et les institutions, il se retire avec femme et enfants dans sa propriété des Fontaines sise au village de Baron, non loin de Senlis, s’attachant aux tâches ménagères, son épouse étant d’une santé délicate, et refusant toute présence de domestiques. Le 3 septembre 1914, ayant mis sa famille à l’abri, Albéric Magnard fait feu sur les troupes allemandes qui envahissent son village. Il est abattu et sa propriété brûlée en totalité. Sa précieuse collection d’objets d’art héritée de son père, mais aussi sa bibliothèque musicale et ses partitions partent en fumée. Toutes les planches de ses œuvres gravées – Magnard s’occupait lui-même des tirages de sa musique et de sa diffusion – disparurent dans les flammes, la partition orchestrée de Guercœur apparaissant elle-même égarée. Sur la base de la version chant/piano disponible, Joseph-Guy Ropartz parviendra à réorchestrer l’ouvrage tel qu’il sera possible de l’entendre cette année à Strasbourg.

magnard ropartz ysaye

Albéric Magnard, Joseph-Guy Ropartz et Eugène Ysaÿe en 1903.

Albéric Magnard et l’opéra

Albéric Magnard est l’auteur de trois ouvrages lyriques, Yolande en premier lieu, présenté à la Monnaie de Bruxelles en 1892, Gercoeur venant en second dans l’ordre de composition, puis Bérénice créée en 1911 à l’Opéra-Comique et donnée à l’Opéra de Marseille en 2001. L’ Avant-Scène Opéra dans son numéro 339 qui vient de paraître propose un ensemble d’articles particulièrement complets et étayés permettant de découvrir tant ce compositeur au caractère complexe que son ouvrage lyrique majeur. Nicolas Boiffin dans une large introduction évoque la composition de Guercœur, son orchestration par les soins de Joseph-Guy Ropartz, fidèle ami et admirateur inconditionnel du compositeur, puis les multiples difficultés rencontrées pour faire représenter à la scène cette œuvre atypique après la mort du compositeur. Nicolas Boiffin détaille l’ensemble des composantes de l’ouvrage avec toute la subtilité requise au sein de l’indispensable guide d’écoute. Gérard Condé apporte sa précieuse contribution à cette redécouverte à travers notamment la correspondance entretenue par le compositeur avec Gaston Carraud, son condisciple au Conservatoire de Paris et ami de toujours. La création de l’ouvrage à l’Opéra de Paris en 1931 et sa réception sont évoquées ensuite, tandis que plusieurs autres articles viennent compléter cette approche en évoquant l’époque et le paysage musical français d’alors. La discographie, commentée par notre ami Didier van Moere, s’avère réduite certes – tout comme la présence de l’œuvre à l’affiche des théâtres lyriques –, mais l’intégrale gravée en 1986 par Michel Plasson et l'Orchestre du Capitole de Toulouse avec un somptueux José Van Dam dans le rôle-titre et Hildegard Behrens dans le rôle de Vérité ralliera tous les suffrages.

Vers la résurrection de Guercœur

Avant Strasbourg cette année, l’ouvrage fut représenté en Allemagne en 2019 au Théâtre d’Osnabrück, mais dans le cadre d’une autre production. Pour la résurrection française de Guercoeur programmée à compter du 28 avril par l’Opéra national du Rhin (cinq représentations à Strasbourg et deux à la Filature de Mulhouse), la mise en scène a été confiée à Christof Loy et la direction musicale à Ingo Metzmacher (relayé à Mulhouse par Anthony Fournier). La distribution vocale réunit Stéphane Degout dans le rôle-titre, Catherine Hunold incarnant la déesse Vérité, Antoinette Dennefeld (Giselle), Eugénie Joneau (Bonté), Adriana Bignani Lesca (Souffrance), Julien Henric (Heurtal), Gabrielle Philiponet (Beauté), Marie Lenormand (L’Ombre d’une femme), Alysia Hanshaw (L’Ombre d’une vierge) et Glen Cunningham (l’Ombre d’un poète).

Dans la conclusion de son article pour L’Avant-Scène Opéra, Nicolas Boiffin évoque Guercœur en des termes particulièrement intéressants et significatifs : « C’est sur le mot « Espoir » que retombe le rideau. Un autre opéra contemporain, Le Roi Arthus, s’achève sur le mot « Idéal » ; s’il est peu probable que l’un ait servi de modèle à l’autre – terminé en 1895, le drame de Chausson n’est créé qu’en 1903 , les deux ouvrages partagent des thématiques communes. Par quoi se distingue Guercoeur ? Par le mythe échafaudé de toutes pièces qui donne sa trame au livret, par le tableau utopique qui en domine la conclusion, par le mélange de classicisme, de symbolisme et de wagnérisme qui parcourt l’œuvre dans son ensemble. La « tragédie en musique « de Magnard constitue en somme l’un des objets les plus insolites du paysage lyrique français au tournant du siècle ». Et j’ajouterai un chef d’œuvre majeur du répertoire lyrique français au même titre que Le Roi Arthus d’Ernest Chausson justement !

José Pons