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couverture du livre Philippe Manoury. La musique du temps réel, entretiens avec Omer Corlaix et Jean-Guillaume Lebrun, Paris, 2012, MF.Philippe Manoury est une figure incontournable de la musique d’aujourd’hui. Depuis sa Sonate pour deux pianos (1972), première œuvre retenue au catalogue, il poursuit une voie sans concession mais d’une irrépréhensible probité. Tenu en haute estime par ses collègues compositeurs, l’homme semble d’une nature discrète et son œuvre peu encline à séduire le mélomane moyen, excepté quand l’on donne un de ses opéras, genre dont le prestige et le rayonnement permettent de fédérer les sensibilités d’un public plus élargi. Présenté sous forme d’entretiens, le livre réalisé par Omer Corlaix et Jean-Guillaume Lebrun se veut « une introduction aux nouveaux enjeux de la musique contemporaine dans une langue à la portée de tous. » Interview de Jean-Guillaume Lebrun par Jérémie Bigorie.

 

Ce second volume d’entretiens fait suite à un premier réalisé par Daniela Langer (Va-et-vient, éditions MF) visant à retracer le parcours de Philippe Manoury. Dans La Musique du temps réel, de conserve avec Omer Corlaix, vous vous attachez à dresser le bilan de son œuvre et à « appréhender le compositeur dans le monde d’aujourd’hui ».

Rédigé avec la compagne du compositeur, Va-et-vient obéissait à une démarche plus biographique (la vie et l’œuvre), convoquant par endroits la psychanalyse. Dans La musique du temps réel, nous nous sommes concentrés sur l’évolution de son langage musical et de sa pensée, ainsi que ses rapports avec d’autres musiciens et avec le monde. Le livre s’est fait en deux temps : Omer a réalisé les entretiens, puis je me suis chargé de la réécriture et de la mise en forme, en privilégiant des entrées thématiques, didactiques ou théoriques. Chaque chapitre agit un peu à la manière d’une porte ouverte sur son univers.

Très impliqué dans le domaine de l’électronique – on apprend même qu’il a rédigé le manuel d’utilisation du logiciel Max en 1988 – Philippe Manoury passe pour le compositeur emblématique de l’Ircam. Cette réputation ne l’a-t-il pas finalement desservi aux yeux du mélomane moyen pour qui l’Ircam fait peur ?

Si tant est que « le mélomane moyen » connaisse l’Ircam… Mais les choses, heureusement, sont en train d’évoluer : cet institut, qui passa longtemps pour « le sous-marin de Boulez », touche un plus large public grâce à des projets d’ordre industriel, ses recherches sur l’implantation du sonore dans le monde, sans parler de la bande son du film Farinelli. L’Ircam, ne l’oublions pas, constitue un outil – de plus en plus souple – au service du compositeur. Il n’est que de comparer le style de Manoury avec celui, fort différent, d’un autre grand compositeur y ayant beaucoup travaillé, Jonathan Harvey, pour s’en convaincre.

Du reste, un rapide regard à son catalogue montre une part non négligeable d’œuvres utilisant la lutherie traditionnelle. La pièce pour grand orchestre Sound and Fury (1999), donnée le dimanche 9 septembre dernier à Pleyel, a fait forte impression sur le public.

Je ne crois pas que la façon de penser de Manoury change selon qu’il écrive avec ou sans électronique, même si les moyens, de facto, diffèrent. Il met à profit les processus de réflexion induits par l’informatique. Quand l’informatique est présente, elle n’est jamais pensée comme un ajout, mais comme un véritable instrument, voire un autre orchestre dans le cas de son récent Concerto pour piano.

Tout le long de l’échange, Manoury fait montre d’un pragmatisme très prononcé quant à la diffusion et à la réception de la musique. Pensez-vous qu’il s’agisse là d’un souci constant de sa démarche – je songe au redoutable Cryptophonos (1974) – ou bien est-il apparu au fil du temps ?

Il n’avait que vingt-deux ans lorsqu’il composa Cryptophonos. Il s’agit d’une œuvre de jeunesse écrite pour Claude Helffer visant à montrer son assimilation, entre autres, de l’héritage sériel. Une position un peu équivalente à celle des Notations de Boulez vis-à-vis de Leibowitz. Mais il a su très vite aller à la rencontre du public, sans se départir de ses exigences. Face aux étudiants de l’Université de San Diego, il a fait preuve à la fois de modestie et d’une grande clarté de l’expression durant ses années d’enseignement. Un coup d’œil à son catalogue révèle aussi une orientation vers des formes plus « grand public », qu’il s’agisse des séductions sonores propres au grand orchestre ou de l’opéra.

Dans le chapitre intitulé « Le Bal des Têtes », Manoury porte un jugement sans concession sur ses pairs et certaines tendances post-modernes de la musique actuelle. Il se montre notamment très critique à l’égard du courant minimaliste américain, y compris Steve Reich.

Oui, contrairement à Berio ou Ligeti qui portaient un regard – bienveillant – d’aîné à l’égard de Steve Reich. Manoury le voit comme quelqu’un qui ne lui a pas appris grand-chose. Son avis fait état d’une profonde incompatibilité du langage et de la façon de concevoir l’écriture. La musique de Reich, selon lui, met en avant « l’aspect ostinato », mais ne va pas plus loin.

Manoury déplore le peu de compositeurs marquants que laissent les états-Unis, pays qu’il connaît bien pour avoir enseigné à l’Université de Californie à San Diego : Carter, Ives, Cage, Reich, Feldman; nulle mention de George Crumb. Un oubli volontaire selon vous ?

Je pense que Crumb ne l’intéresse tout simplement pas. Je ne crois pas qu'il retire quelque chose de cette musique du geste, quand lui demeure un compositeur de l’écriture.

« La musique de Messiaen, à quelques exceptions près, me semble d’un incroyable mauvais goût ». Et Manoury de sauver précisément les œuvres que Messiaen lui-même appréciait peu à la fin de sa carrière, comme les Quatre études de rythme. Que vous inspire ce jugement sévère ?

Il n’est pas le premier à émettre un tel avis. C’est exactement ce que disait Rebatet dans son Histoire de la Musique … et même le jeune Boulez ! Manoury peut s’intéresser à certaines combinaisons orchestrales ou telle partie de piano dans la Turangalîla, mais pas à l’œuvre en son entier. C'est un avis que je partage en partie : j’ai beaucoup d’affection pour Messiaen et j’aime écouter sa musique, même si – pour rester avec la Turangalîla – l’œuvre pêche souvent par sa longueur et son côté prévisible.

Les références invoquées, qu’elles ressortissent à la littérature (Proust), la philosophie (Adorno et son distingo entre l’art et le divertissement), aux sciences (le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux), à la musique du premier XXème (Debussy, Werbern) ou extra-européenne (le théâtre nô), accusent une forte filiation boulezienne. Peut-on le considérer comme le fils spirituel de Boulez ?

Héritier, oui ; fils spirituel, non. En effet, les points communs sont flagrants. Il s’inscrit délibérément dans son arbre généalogique, participe de la même descendance. Ses références sont celles d’une partie du XXe siècle. Il a découvert beaucoup de choses via l’œuvre et la pensée de Boulez. Mais il convient de souligner son intérêt marqué pour le cinéma (pour son opéra K., il fait directement référence à Orson Welles) ou pour des compositeurs appartenant aux générations plus récentes, comme Lachenmann.

On ressent une certaine amertume dans ses propos relatifs à la place tenue par la musique contemporaine dans la presse. Manoury salue l’émergence d’internet tout en regrettant le manque de rayonnement des sites spécialisés. Le chroniqueur que vous êtes pour le magazine La Terrasse partage-t-il ce sentiment ?

La Terrasse fait un très bon travail de vulgarisation ! Je le dis en toute modestie. (rires) Nous essayons de rendre attractive la musique, d'en donner des clés. Mais La Terrasse est distribuée (gratuitement) à l’entrée des salles de concerts et des théâtres, et touche donc un public a priori déjà concerné. Il est regrettable que le grand public n’ait pas facilement accès à la vie musicale, réduite à la portion congrue dans la presse généraliste, ce qui renforce sa méconnaissance : l’actualité culturelle n’est presque jamais commentée dans les pages du web participatif, contrairement à la moindre « petite phrase » politicienne. De plus, on peut lire, parfois, des articles assez pointus sur le droit ou l’économie, mais plus personne n’ose un discours précis sur la musique qui dépasse la promotion. Du coup, même les musiciens se censurent…

Une grande partie de la désaffection du public – même le mieux disposé – à l’égard de la musique contemporaine demeure liée à l’éducation. également familier de l’Amérique latine pour avoir vécu au Brésil, Philippe Manoury prend comme modèle le Venezuela et son programme « El Sistema » qui incite les jeunes à jouer dans des orchestres symphoniques. La France a-t-elle les moyens d’en réaliser un semblable ?

Les moyens sans doute, mais la volonté, cela reste à voir. Il faudrait réfléchir sur les réseaux de conservatoires, les écoles, et faire en sorte que le plus grand nombre ait accès à la musique. On ne met pas assez en avant les pratiques collectives. C’est aussi un problème qui concerne l’Education nationale : quelle place y donne-t-on à la culture et aux pratiques artistiques ? Il faut reconsidérer les rythmes scolaires et engager une vraie réflexion en adoptant un esprit plus pionnier sur tout ce qui touche à la culture. Aujourd'hui, au collège, une heure de musique, quand elle existe, c’est souvent une heure de récréation.

Quelles œuvres de Manoury conseilleriez-vous pour faire le mieux connaissance avec sa musique ?

Celles qui frappent le plus par leur construction dramatique : non pas les opéras, mais Sound and Fury ou Passacaille pour Tokyo.

Philippe Manoury – La Musique du temps réel, entretiens avec Omer Corlaix et Jean-Guillaume Lebrun,  MF éditions (2012).