dans cette rubrique :


couv. l'Anti-Wagner sans peine, de Pierre-René Serna, PUF (2012)Membre du Bureau de la PMi, fervent et éminent berliozien, Pierre-René Serna apporte une note discordante à l'aube d'une année Wagner riche en publications : son Anti-Wagner sans peine, pamphlet à l'encontre du maître de Bayreuth placé sous les auspices de Nietzsche, charrie dans un style alerte et jubilatoire « arguments fondés, sans ambages souvent, nuancés parfois, mais également un brin de parti pris et un grain de mauvaise foi ». Cette pierre jetée dans le jardin sacré des Filles-fleurs méritait quelques explications ...

 

Dans un entretien paru dans Le Figaro (mardi 2 octobre 2012) avec Christian Merlin à propos de votre opuscule, vous concluez en précisant qu'in fine vous vous attaquez moins à Wagner qu'à ses thuriféraires. Il n'empêche que le maître en prend pour son grade !

Pierre-René Serna : Détrompez-vous ! Je m'en prends aux wagnerolâtres fanatiques à travers les entrées « Bourgeois » et « Fanatisme » notamment. C'est le personnage, pas l'homme qui m'intéresse. Son esthétique, son idéologie, sa musique, mais non pas l'individu, la personne même. À titre d'exemple, je me suis bien gardé d'aborder l'ambiguïté sexuelle calculée qui transparaît dans certaines lettres adressées à Louis II de Bavière.

Votre livre semble placé sous les auspices de Nietzsche. Mais contrairement au philosophe qui parle de son wagnérisme comme d'une maladie, vous ne l'avez, vous, jamais contractée. Dans l'entrée « Expérience personnelle », vous vous rendez à l'évidence : vous n'êtes, ne fûtes et ne serez jamais wagnérien.

Si ! J'ai été wagnérien enfant du fait de mon environnement familial et de mes nombreuses lectures musicales qui en faisaient l'apologie. De fait, je me prétendais wagnérien, mais sans vraiment connaître Wagner. Puis il m'a fallu me rendre à l'évidence. J'ai radicalement changé d'opinion à mesure que je prenais mieux connaissance de son œuvre. Son esthétique ne me correspondait pas.

Comme Nietzsche, vous accusez en guise d'antidote un tropisme vers la Méditerranée. A la Carmen invoquée par le philosophe répond votre amour des zarzuelas et votre passion pour Berlioz à qui Wagner doit tant.

En effet, mais j'aime aussi Sibelius, qui n'est pas vraiment méditerranéen, et qui ne doit rien à Wagner. Dans son Traité d'orchestration que Nietzsche a probablement lu, Berlioz écrit : « Il faut beaucoup de temps pour découvrir les méditerranées musicales, et plus encore pour apprendre à y naviguer ». Par ailleurs, et peu de gens le savent, l'une des ultimes lettres de Nietzsche fait l'éloge d'une zarzuela... Je me sens en bonne compagnie !

Parmi les passages de la Tétralogie que vous sauvez, apparaissent les deux premiers actes de Siegfried. C'est du pur théâtre dans lequel les « poteaux indicateurs » (leitmotive) dont parle Debussy (alias Monsieur Croche) sont omniprésents. Qu'aimez-vous dans ces deux actes qui n'ont pas le lyrisme du dernier et son duo d'amour ?

Il y a une particularité à ces deux actes qu'on ne trouve pas ailleurs chez Wagner et qui aurait pu séduire Nietzsche : une forme d'allégresse, de joie. Il n'est pas anodin que Siegfried fasse figure de scherzo quand on ramène la Tétralogie sous la forme d'une symphonie en quatre mouvements. C'est précisément ce qui manque au troisième acte, assez beau, mais pesant, insistant, et au lyrisme de convention.

Quels autres passages de Wagner sauveriez-vous ?

La première moitié du troisième acte de Tristan, entre autres dans un ouvrage par ailleurs assez lourd – songez au premier acte ! - , le monologue de Hagen dans Le Crépuscule, ou la scène entre Fricka et Wotan dans La Walkyrie qui agit comme une respiration, un soupir avant et après les débordements. C'est léger et économe musicalement, une exception notable chez Wagner. Et d'autres passages ou moments, de-ci de là, par-ci par là ...

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les rapports que vous établissez entre le végétarisme de Wagner et les nazis qui condamnaient la vivisection ?

Il y a tout un courant « animaliste » qui émerge au milieu du XIXe siècle, en Allemagne et en Grande-Bretagne notamment. Wagner y participe : il n'est que de se référer à maints détails de ses livrets. Ce courant préfigure un peu les États-Unis de Walt Disney où l'on prête aux animaux des qualités humaines qui s'associent trop souvent à un rejet de la personne humaine. Dans Parsifal on plaint la mort d'un cygne, alors que toute la fin du livret n'hésite pas à faire périr Kundry, figure juive emblématique, sans autre remords ni réelle nécessité dramaturgique. « Quand on aime trop les bêtes, on les aime contre les hommes » écrit Sartre dans Les Mots. Le nazisme constitue l'accomplissement de cette idéologie perfide et délirante. N'oublions pas qu'il fut le premier régime dans l'Histoire à promulguer une loi de protection des animaux.

Si l'antisémitisme militant de Wagner semble désormais acquis même au sein des cercles les plus fanatiques, sa présence plus au moins explicite dans son œuvre fait encore débat. Vous prenez résolument parti pour ceux qui voient cet antisémitisme dans son œuvre et vous appuyez sur le livre controversé de Gottfried Wagner. Vous allez même jusqu'à affirmer que Wagner a influencé les théories nazies.

Assurément. J'ai même gardé certains arguments en réserve qui ne figurent pas dans mon livre. Quand je dis que Beckmesser, dans Les Maîtres Chanteurs, est une grossière caricature du juif, ce n'est aucunement une hypothèse fantaisiste eu égard au premier nom que Wagner avait donné au personnage (Hans Lick), lequel renvoie explicitement au célèbre critique musical viennois Eduard Hanslick, réputé pour ses articles anti-wagnériens. Quand on sait que le reproche principal adressé par Wagner aux critiques de Hanslick reposait sur le fait qu'il était juif, il n'y a plus de doute possible. D'ailleurs il agissait de même à l'endroit de Mendelssohn.

Votre opuscule est assez jubilatoire à lire, quand même on ne partage pas tous vos points de vue. L'humour, la concision, qui ne sont pas le point fort de Wagner, agissent à eux seuls comme une forme d'antidote.

Oui, j'ai voulu faire un livre léger, palpitant, drôle à l'occasion, plutôt qu'un pesant travail déductif et universitaire.

Ne craignez-vous pas d'être interdit à Bayreuth ?

Paradoxalement, je trouve l'équipe en charge du Festival très ouverte, bien plus en tout cas que les cercles wagnériens et autres obsessionnels fanatiques. J'ajouterai que, d'une manière générale, les Allemands de notre époque font preuve d'une grande ouverture d'esprit sur ces questions comme sur d'autres.

Conseilleriez-vous la lecture de votre livre à ceux qui ne connaissent pas Wagner ?

Peut-être ai-je trop péché en présumant des connaissances du lecteur, c'est pourquoi je le conseillerais à ceux qui connaissent déjà ses opéras. Ainsi, quand j'évoque la prise de bec entre Siegfried et Mime, je pars du principe que le lecteur sait que ce dernier se prétend le père de Siegfried. Toujours est-il qu'on pourra me faire un tas de reproches, mais en aucun cas de ne pas connaître mon sujet. Si jamais on opérait des coupures dans Tristan, je m'en apercevrais aussitôt ! Je ne suis pas si sûr que ce soit le cas de tous les wagnériens ...

Nourrissiez-vous ce projet depuis longtemps ? Comment est-il né ?

Au contraire de mon livre sur la zarzuela [Guide de la Zarzuela, Bleu nuit éditeur, 2012], il ne s'agit aucunement d'un projet ancien longuement médité, si l'on songe que j'ai mis trois ans et demi pour le Guide de la Zarzuela, d'une toute autre ampleur, et seulement trois semaines pour rédiger cet opuscule qui m'est venu spontanément. C'était une façon pour moi de me défouler en m'amusant.

Que pensez-vous de ceux qui jubilent à chaque ligne de votre livre, dont la note discordante apparaît comme salvatrice parmi des publications plus élogieuses les unes que les autres, mais qui doivent à Wagner les moments les plus inoubliables qu'ils aient vécus à l'opéra ?

Ça existe ? (Rires) Je n'en connais pas, il faudra me les présenter ! En revanche, j'ai déjà reçu un certain nombre d'échos de personnes qui m'ont déclaré s'être régalées à la lecture de mon livre. J'ai probablement dit tout haut ce que certains, y compris parmi de prétendus wagnériens, pensent tout bas.

Propos recueillis par Jérémie Bigorie

Pierre-René SERNA, L'Anti-Wagner sans peine, Paris, 2012, PUF.