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Didier Van Moere : Y a-t-il un style Langrée ? Comment travaillez-vous une œuvre ?

Louis Langree photo DR

DVM : Toute œuvre raconte quelque chose ?Louis Langrée : Il n'y a pas de style Langrée. Pour les œuvres, cela dépend. Il y en a que j'apprends pour la première fois, d'autres que je connais depuis trente ans, qui appartiennent au grand répertoire d'orchestre. J'ai étudié la Première Symphonie de Brahms, que je viens de diriger à Lyon, à 16 ans, alors que je n'imaginais absolument pas devenir chef d'orchestre. Dans les deux cas, j'essaie d'abord d'étudier la structure, de voir surtout ce que dit l'œuvre. Je suis influencé par ma pratique de l'opéra : dans un opéra de Mozart, toute phrase musicale est en relation avec le théâtre. Quand vous travaillez avec un orchestre, vous n'êtes pas dans le « comment faire », mais dans le « quoi dire ».

LL : Oui, mais c'est une dramaturgie musicale. Dans la Quarantième Symphonie, Mozart se livre, il y a quelque chose à y raconter. A l'opéra on a la dramaturgie théâtrale, qu'épouse ou que contredit la dramaturgie musicale, mais il y a toujours un lien profond entre les deux. Dans les œuvres symphoniques, il est plus difficile de trouver une cohérence dramaturgique. A l'époque de Mozart, cela allait davantage de soi : les orchestres de fosse étaient aussi des orchestres symphoniques, comme aujourd'hui aussi certains orchestres germaniques, ceux de Dresde, de Leipzig ou de Vienne, par exemple. Cette double culture est un apport très précieux.

 

DVM : Vous avez en effet des affinités particulières avec Mozart : vous avez été choisi pour prendre la tête du Mostly Mozart Festival en 2003, vous allez diriger Zaïde au festival d'Aix-en-Provence en juillet 2008, Don Giovanni au MET en septembre. Comment vous situez-vous par rapport aux « baroqueux » et aux tenants d'une certaine tradition héritée du XIXe siècle ?

LL : J'ai eu la grande chance de diriger Mozart à la fois sur instruments anciens et sur instruments modernes. Avec les premiers, vous n'avez pas à insister sur l'articulation, mais sur le phrasé : il ne faut pas oublier de faire de longues phrases. Avec des musiciens habitués aux œuvres postérieures, phraser loin est plus habituel, c'est l'articulation qu'il ne faut pas oublier. Un grand interprète doit avoir le souci de cette balance entre l'articulation et le phrasé. La musique de Mozart s'enracine dans le passé (sans Bach, il n'y aurait pas de Messe en ut mineur) et ouvre sur le XIXe siècle.

DVM : Vous avez parlé de la Quarantième Symphonie : comment l'abordez-vous ?

LL : Comme une œuvre très moderne. Dans le finale, il y a un passage presque sériel et rythmiquement c'est déjà du Stravinsky. Mais je ne la dirige pas en pensant à Stravinsky ou à Schoenberg, puisque c'est du Mozart. Je la joue seulement dans ce qu'elle a de choquant. Elle rassure parce qu'on l'a entendue cent fois. Ce n'est pas moi qui choisis de ne pas être rassurant, c'est la musique.

DVM : Et Gluck, dont vous venez diriger l'Iphigénie en Tauride au MET ?

LL : Les musiciens du Met ne connaissaient absolument pas cette musique. Mais ils connaissent Mozart, notamment Idoménée, opéra tragique marqué par Gluck, et ils connaissent Berlioz – James Levine est un grand berliozien. La connaissance de Mozart et de Berlioz les sert beaucoup.

DVM : Comment avez-vous fait, par exemple, pour le vibrato ?

LL : Il faut savoir que, à la différence de l'Europe, on pratique peu les instruments anciens aux Etats-Unis. Il était inutile, avec les musiciens du Met, de partir de la connaissance du style : c'eût été culpabilisant pour eux. Le vibrato ? quand vous vous souffrez, quand vous vous plaignez, vous ne vibrez pas. Iphigénie nous parle de l'horreur, de la mort, de la résistance, de l'absolu, les personnages y regardent leur destinée en face, les yeux ouverts. Rien à voir avec Mimi. Pas besoin de vibrer. Si vous apprenez que votre mère a assassiné votre père, que votre frère s'est vengé et s'est suicidé, vous hurlez ou vous restez sans voix, vous êtes pétrifié. Pétrifié, c'est senza vibrato. L'orchestre a très bien enregistré ces nuances, il est arrivé au senza vibrato par le théâtre.

DVM : Vous n'avez pas joint à l'orchestre des instruments anciens ?

LL : Non. A Glyndebourne, quand je dirigeais le London Philharmonic, il y avait des trompettes et des cors naturels, des timbales baroques. Les musiciens avaient travaillé pendant des mois et des mois. Chez eux, pour Mozart, Haydn, parfois Beethoven, cela va désormais de soi. Au MET, j'ai seulement insisté pour avoir des timbales baroques, et pour la musique des Scythes je leur ai proposé d'utiliser ce qu'ils voulaient, pourvu que ça sonne exotique. Ils sont allés chercher des instruments africains : aux Etats-Unis, on est ouvert à tout. De toute façon, il n'y a plus, comme autrefois, de fossé entre les instrumentistes anciens et modernes, les uns dénigrant systématiquement les autres. Restent seulement de bons et de mauvais musiciens. De même pour les chefs, dont certains viennent des instruments anciens, alors que d'autres y vont. On peut bien ou mal jouer sur les deux types d'instruments. J'ai découvert la Passion selon Saint-Matthieu à travers le disque Mengelberg : je le trouve aujourd'hui toujours aussi fabuleux.

DVM : Vous percevez-vous comme le représentant d'une certaine école française ?

LL : Je ne sais pas. Pas vraiment comme un héritier, en tout cas : je n'ai pas étudié au Conservatoire de Paris, je suis alsacien, j'ai une double culture. Ma grand-mère a été alternativement allemande et française. Je n'ai pas envie de revendiquer ce titre, de me spécialiser. Après avoir fait un programme Mozart, j'aime bien passer à Tchaïkovski, pour me contrôler moins, pour me libérer. Mais le fait de diriger beaucoup de musique française m'aide à aller plus loin dans Mozart et vice versa, à cause du sens du détail : il faut tout ciseler chaque phrase, sinon l'œuvre perd de sa saveur et de sa force. En réalité, je suis nourri de beaucoup d'influences, à travers ce que je lis, ce que j'écoute, ce que je dirige. Je ne me sens ni héritier ni défenseur. Quand je dirige à l'étranger, on me demande justement autre chose que de la musique française... parce que je suis français. Je dirige ce que j'aime, c'est tout.

DVM : A Genève, vous avez pourtant ressuscité Hamlet d'Ambroise Thomas, une partition très française...Louis Langree (photo DR)

LL : L'idée ne venait pas de moi, c'était Renée Auphan qui me l'avait proposé. Je connaissais seulement la scène de folie et « Le vin dissipe la tristesse ». C'est de la musique à voir : dans le cadre du spectacle, ces deux passages ont une force qu'on ne soupçonne pas. Ce que j'aime dans cette œuvre, c'est qu'on s'y trouve entre le théâtre de déclamation et le théâtre de conversation. Ce style annonce un peu Pelléas : « Etre ou ne pas être », par exemple, n'est pas un air à proprement parler. Et il y a dans Hamlet des audaces d'instrumentation, avec notamment les solos de trombone et de saxophone.

DVM : Et Ariane et Barbe-Bleue de Dukas ?

LL : C'était un rêve. Il est vrai que cette musique est très française... marquée par Wagner aussi, entre le conte de fées et le mythe d'Ariane. Mais j'aime aussi Fortunio de Messager, le premier opéra que j'ai dirigé – à Lyon en 1987 - et que je vais reprendre à l'Opéra-Comique en 2009. En revanche, je n'apprécie pas particulièrement Magnard qu'on m'a souvent proposé, sauf l'Hymne à la justice, difficile à programmer parce que les responsables de salle rechignent. Je ne me sens lié à rien, je ne me sens pas obligé de défendre le répertoire de ma partie. Je dirige ce que j'aime, sans compositeur ni période de prédilection.

 

Témoignages de ses plus proches collaborateurs

Quelques témoignages de collaborateurs et amis de Louis Langrée

> Jean-Pierre Rousseau, directeur général de l'Orchestre philharmonique de Liège

L'UNIQUE

Comment parler d'un ami sans le trahir ni le réduire à quelques clichés?

Dans la galaxie des étoiles, pour ne pas dire des stars, de la musique classique, Louis Langrée brille d'un éclat singulier. Rien de ce qu'il dirige, quelque répertoire qu'il aborde, ne laisse indifférent, ou ne paraît copié sur autrui.

On le sait grand mozartien, mais son Mozart est unique. On y entend, on y découvre des choses proprement inouïes. On le connaît moins interprète éclairé de la musique française: Louis Langrée ose la densité, la puissance dans les pages les plus transparentes, il aère, il allège les partitions les plus compactes. Mais il n'est pas moins passionnant dans Brahms ou Magnus Lindberg, dans Chostakovitch ou Berlioz. Il est de plain pied avec Mahler, Puccini ou Beethoven.

Il est plus à l'aise pour faire avec, partager, qu'imposer. L'anglais "conductor" lui sied mieux que l'allemand "Dirigent" ou le français "chef": c'est cela, Louis Langrée, il vous conduit sur des chemins parfois aventureux, mais toujours au coeur de partitions qu'il ne cesse de défricher, de parcourir, de découvrir. Et son bonheur est (presque) parfait quand il sent le groupe, l'orchestre, les chanteurs, à l'unisson de sa propre intuition.

Déception est un mot qui n'existe pas dans le vocabulaire de l'amitié qui nous lie. Admiration, respect, affection oui !
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> Timothy Cobb, Principal Bass- The Met Orchestra, The Mostly Mozart Orchestra ; Instructor and Double Bass Department Chair- The Juilliard School

Louis is a highly talented conductor who brings his dedication, intensity and love for music to every work he conducts. His debut at the Met was a great success and a very good example of his ability to convey his passion for a difficult work like Gluck's Iphiginie in Tauride ( a work the orchestra and chorus were not familiar with), and to lead us very effectively in realizing his view of this amazing score.

I always look forward to playing for Louis, and in particular enjoy his exploration of different styles: baroque, classical and romantic, and achieving many different sounds and responses from an orchestra. I have no doubt his next appearance at the Met, as well as his continuing work with Mostly Mozart will bring many more accolades and many more excellent performances.
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> Renaud Capuçon, violoniste

J'ai eu le bonheur d'enregistrer récemment des Concertos de Mozart en compagnie de Louis Langrée. Sa personnalité attachante, son amour de la musique, son respect des musiciens -aussi bien en répétition qu'en concert - font de lui un ce ces "passeurs" d'âme, un de ceux dont on peut dire qu'ils "servent" la musique mais ne s'en "servent" pas. Ses gestes sont clairs et précis, son sens de la ligne n'a d'égal que son attention aux chanteurs et aux solistes.

Constamment habité par la musique, il suggère, transmet, invite, donne envie ; il est "la musique" dans ses gestes, dans son regard, dans sa façon d'offrir les chefs-d'oeuvre qu'il dirige. Jamais il n'impose. Mais il est capable de demander dix fois la même articulation, la même note pour un meilleur résultat... Je fais partie des solistes qui adorent jouer sous sa direction. Et il est pour moi l'un des plus authentiques musiciens de notre temps.
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> Claire-Marie Le Guay, pianiste

Portrait en forme d'acrostiche

L iège, où nous nous sommes rencontrés,
O rchestre, son d'orchestre : l'identité de Louis Langrée.
U nité de ses projets. Urgence de vivre pleinement chaque instant
I ntelligence
S ourire : regardez-le diriger, et vous saurez de quoi je parle.

L igne musicale dont il cherche toujours à clarifier le sens, l'essence.
A utorité : sans elle point de salut pour un chef d'orchestre, chez Louis Langrée, elle est naturelle, humaine.
N on. Citation de Daniel Barenboim citant lui-même Celibidache : « Lors d'une répétition, le travail consiste à dire Non, pour pouvoir dire Oui au concert ». Et lors des concerts de Louis Langrée, nombreux sont ceux qui disent Oui: l'orchestre, les solistes, et le public.
G este. Le geste de Louis est le trait d'union entre lui et les musiciens. Générosité du musicien, de l'homme qui est prêt à passer une nuit blanche à écouter et choisir des prises d'enregistrement.
R épertoire. Le choix du répertoire est au cœur de sa construction musicale, un cheminement architectural.
É coute musicale, écoute de l'autre. Equilibre de l'orchestre, équilibre des timbres qu'il travaille sans cesse.
E xigence, toujours, sans relâche, et sans concession.
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> Peter Sellars, metteur en scène

High energy, high intensity, and high stakes – it's life and death when you're working with Louis Langrée. Every musical decision is an emotional, philosophical, and ethical watershed. His scrupulous imagination seizes on the notes but also on the invisible structures between the notes, the grammar, the breath, the spiritual exaltation. And the wildness and despair. No self-indulgent tempi—the furies are arriving with a fierce gale that will uproot everything that is not deeply grounded in the center of the earth or in the center of your heart. That heart is beating – with Maestro Langrée the pulse quickens – it is life itself making the most extreme demands and offering joy, peace, and blessedness in return.
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> Alain Lanceron, directeur d'EMI Classics France

Louis Langrée a un gros défaut : il est beaucoup trop modeste. Avec seulement une parcelle de son talent, j'en connais beaucoup qui feraient sonner les trompettes de la renommée en se mettant constamment au premier plan. Lui poursuit son parcours sans concessions, gravissant le chemin de la gloire étape par étape, en ayant pris le temps tout simplement d'apprendre son métier pour devenir une personnalité unique et indispensable au paysage musical d'aujourd'hui : une carrière à l'ancienne, en somme, qui parait presque révolutionnaire de nos jours ! Son talent singulier - mélange de culture, d'intelligence musicale aigüe, de sensibilité à fleur de peau, de gentillesse et de charme sans affectation – a fait le reste.

Rien d'étonnant, alors, que je n'aie que de superbes souvenirs d'enregistrements avec lui - pour ne pas parler des magnifiques concerts et représentations d'opéra que j'ai pu entendre sous sa direction -, que ce soit avec Natalie Dessay et l'Age of Enlightenment ou le Concert d'Astrée, avec Véronique Gens et l'Orchestre de l'Opéra de Lyon, avec Renaud Capuçon et le Scottish Chamber Orchestra. Louis a fait de chaque projet une expérience unique et exaltante où la musique triomphe dans toute sa vérité.

Authentique : tel est finalement le mot qui le définit le mieux et pas simplement parce qu'il est aussi à l'aise avec les orchestres modernes qu'avec les baroqueux ! Un homme vrai tant sur le plan artistique que sur le plan humain, indifférent aux compromis. Un grand passeur d'émotion, rigoureux et sincère, dont on devine qu'il nous réserve encore de formidables surprises pour l'avenir.

Et, j'allais l'oublier tant cela est pour moi une évidence, un ami précieux.