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photo Christophe Daguet Editions Lemoine
Bruno Mantovani - photo C. Daguet / éditions Henry Lemoine

 

La Presse musicale internationale fait le choix de l'avenir en décernant le Grand Prix Antoine Livio 2009 au jeune compositeur Bruno Mantovani. Auteur d'œuvres remarquées – tels le Livre des illusions créé en juin dernier ou un Concerto pour deux altos écrit pour Antoine Tamestit et Tabea Zimmermann –, ce jeune maître de l'écriture pour orchestre, né en 1974, sera à l'affiche de l'Opéra Bastille en mars 2011 avec son deuxième opéra, inspiré par la vie de la poétesse Anna Akhmatova. Rencontre avec le lauréat et témoignages de quelques-uns de ses collaborateurs et amis.

 

 

Quelle a été votre formation ?

Bruno Mantovani : Mon parcours a été plutôt « intuitif », n'étant pas issu d'une famille de musiciens. C'est au départ un désir de faire de la musique. J'ai commencé le solfège et le piano au conservatoire de Perpignan, avant de découvrir les percussions à l'âge de huit ans. Cette découverte m'a donné accès à des musiques dont je n'avais jusqu'alors pas connaissance : les musiques non tonales avec Varèse notamment. À treize ans, par volonté de « sortir de la partition », je me suis orienté vers le jazz et quand une classe de musique électro-acoustique s'est ouverte au conservatoire, il m'a paru évident de m'y inscrire.
J'ai poursuivi mes études au conservatoire de Paris, en composition – avec Guy Reibel, un homme d'une grande liberté, qui apprend à être autodidacte – et en analyse, mais aussi en musicologie et en histoire de la musique auprès de Rémy Stricker ; son enseignement, qui ne flirtait jamais avec le XXe siècle, se situe pourtant au centre de ce que doit être la musique aujourd'hui. Il m'a conforté dans l'idée de la nécessité de la dramaturgie, de la narration, d'un vocabulaire qui soit perceptible à l'auditeur.

La fréquentation des autres arts a-t-elle une influence sur votre création ?

BM : La musique s'inspire de la musique elle-même. Mille références littéraires ou cinématographiques ne peuvent remplacer la connaissance de l'histoire de la musique. Seule la connaissance du passé est capable de sortir le compositeur de son monde clos. Par ailleurs, si beaucoup de mes projets sont liés à la narration, je n'en fais cependant pas une religion. Tout cela, ce sont des moyens pour écrire des œuvres musicales.

Cependant, une œuvre comme Le Livre des Illusions se rattache à une sorte de programme, ici un repas au restaurant El Bulli...

BM : Écrire, c'est porter une représentation de la société dans laquelle on vit. Il me semble naturel que ma musique corresponde à ma manière de vivre le monde. Dans l'opéra, c'est un peu autre chose, il y a un besoin de raréfaction, de se forcer à ne pas être ce que l'on est.

Est-ce à dire que l'opéra est un monde de compromis ?

BM : Il est important de partager certaines valeurs musicales. Je ne peux pas envisager de travailler avec quelqu'un qui ne mettrait pas la perception au centre de tout. Au-delà, c'est évidemment une question d'affinités humaines. C'est de toute façon le même rapport qu'un compositeur peut avoir avec ses interprètes ; je ne peux pas écrire pour des gens que je n'aime pas.
Pour un opéra, j'aime partir d'envies musicales et définir un catalogue de ce que je veux (et de ce que je ne veux pas). Alors je peux rechercher un argument qui corresponde à ce « cahier des charges ».

Comment avez-vous fait le choix d'Anna Akhmatova comme sujet de votre second opéra ?

BM : Ce qui nous a intéressés, Christophe Ghristi et moi, c'est que la vie d'Anna Akhmatova permet d'évoquer de nombreux thèmes : le rapport à la guerre, à la création, le rapport d'une mère à son fils. Nos discussions permettent de faire fonctionner la mémoire de ce qu'on a lu. C'est un aller-retour, mais la musique doit imposer ses propres lois. En particulier, le temps, à l'opéra, est imposé par la scène. Il est très important de travailler avec quelqu'un qui ait cette compréhension de la réalité musicale. C'est évidemment le cas de Christophe Ghristi, qui travaille comme dramaturge à l'Opéra tout en écrivant ses livrets en parallèle.

Vous venez de composer la musique pour Siddharta, ballet d'Angelin Preljocaj. Quelle expérience en retirez-vous ?

BM : Le ballet, c'est avant tout le spectacle du chorégraphe... et c'est sans doute la plus affreuse des expériences pour un compositeur, qui doit souligner une narration très concrète par une musique qui ne soit pas illustrative. Angelin voulait travailler sur Siddharta. Quant à moi, je ne voulais pas écrire une musique de ballet. Ma pièce est au fond presque autonome, c'est quasiment une symphonie.

Le symphonique précisément est un domaine où vous vous sentez à l'aise.

BM : Il ne faut pas avoir peur de l'orchestre. Contrairement à une idée reçue, les musiciens des orchestres symphoniques ne sont pas hostiles à la musique contemporaine. Mais ils attendent d'un compositeur qu'il écrive véritablement pour eux. On ne peut être virtuose que lorsqu'on écrit pour les ensembles spécialisés. Pour les orchestres, il faut savoir écrire de façon efficace. Dans ces conditions, ils sont demandeurs, et beaucoup d'orchestres se sont jetés sur mes premières pièces.

Comment ressentez-vous l'accueil du public ?

BM : J'ai été en résidence pendant trois années au Festival de Besançon, de 2006 à 2008. La première année, le festival a reçu des lettres d'insultes ; la deuxième année, le public redemandait des œuvres contemporaines. Compositeur, c'est un métier en résistance. C'est un statut compliqué pour le grand public ; on doit toujours se justifier. C'est pourquoi le travail en résidence auprès d'institutions est important, même si ce n'est pas toujours évident au départ. Pendant le temps de ma résidence auprès de l'Orchestre national de Lille (2008-2010), j'essaie de m'impliquer le plus possible, pas seulement avec des créations mais aussi en présentant des concerts, en intervenant auprès des publics. Il faut montrer qu'un compositeur existe.

Propos recueillis par Jean-Guillaume Lebrun

 

Bruno Mantovani vu par...

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...Jean-Pierre Derrien, producteur à France Musique

Rencontre
Quand Philippe Danel, qui dirigeait alors le festival Octobre en Normandie, m'a demandé de lui proposer un compositeur pour une résidence en 2001, j'ai tout de suite pensé à Bruno Mantovani. Peter Eötvös avait attiré mon attention sur ce jeune compositeur qui venait de travailler auprès de lui. J'avais entendu une de ses œuvres, Turbulences, qui m'avait beaucoup impressionné par son énergie, par la vision très claire de sa forme.

L'art de la forme
On retrouve cette qualité formelle dans toute sa production, avec quelques sommets : Le Sette Chiese en 2002 où il récapitule des gestes simples, puis la Première Cantate, sur des poèmes de Rilke. Bruno aime les formes concertantes et opératiques. Il sait à la fois resserrer son discours et le faire éclater. Aujourd'hui, il me semble que Bruno tourne autour d'œuvre plus longues dont il affine les détails, tout en restant capable d'écrire de petites pièces pour telle ou telle occasion – car il a le sens de l'amitié. La période récente culmine dans Le Livre des illusions, une étonnante façon de faire une grande œuvre à partir de petits bouts, et le Concerto pour deux altos dont l'objet véritable est le dialogue amoureux des deux solistes.

L'héritage
Il est l'un des rares à avoir su faire la somme de cette écrasante génération de 1920. Son attitude le pousse vers la précision de la musique de Boulez ou Ligeti comme vers le lyrisme de Berio.
C'est un compositeur qui s'est bien construit. Sa connaissance de l'histoire de la musique lui permet de ne pas se laisser étouffer par l'abondance de musique auxquels sont confrontés les compositeurs aujourd'hui. Il se sert de la fantaisie post-moderne de manière presque allégorique et il faut se plonger attentivement dans la partition pour voir Gesualdo dans Time Stretch.

La vitalité
Ce qui me séduit aussi chez Bruno, c'est sa vitalité. La pratique du jazz lui a donné le goût des choses immédiatement efficaces. Dans une époque plutôt marquée par la mélancolie, il appartient, aux côtés de Bach ou Beethoven, à cette famille des héroïques, des dramatiques, des constructivistes.
Bruno compose beaucoup, comme Wolfgang Rihm ou Pascal Dusapin. Cela fait partie de sa vitalité, ça participe de sa gourmandise musicale. Je me sens bien dans cette musique généreuse.


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...Jean-Efflam Bavouzet, pianiste

Le génie en musique
Il n'est pas évident de définir le génie en musique. Comment puis-je considérer un compositeur comme absolument génial ? être reconnaissable est déjà un critère important, mais ce n'est pas suffisant ; ce n'est pas toujours un gage de qualité, ni d'intérêt. Alors quel peut être le critère majeur ? Selon moi, c'est le fait de nous faire entrevoir des modes de penser musicalement différents, d'autres façons d'apprécier le temps, un phénomène musical que l'on n'avait pas imaginé, en bref : nous faire découvrir d'autres rapports à la musique. Avant même que je le connaisse bien, Bruno m'a placé dans une position d'émerveillement par rapport à la musique.

Le cas particulier de Bruno Mantovani
Certains créateurs trouvent toujours une nouvelle dialectique, de nouveaux concepts. Bruno, lui, a un pied pleinement dans la tradition. Il utilise des instruments traditionnels de façon traditionnelle – et il fait de même pour l'électronique. Il ne prend pas l'instrument à l'envers mais tel qu'il a toujours été utilisé par une pratique longuement établie. Même son traitement harmonique s'inscrit dans une tradition. Cependant, avec ce regard porté sur la tradition, il arrive à créer de nouveaux styles musicaux. Ce sont ces rapports de forces qui me plongent dans l'extase musicale, bien plus que ne le feraient des sonorités inouïes. Son Concerto pour deux altos m'a ému aux larmes et cette émotion est créée par la forme même de l'œuvre.
Bruno est un grand maître du temps. Je n'ai jamais entendu une œuvre de lui qui me semble trop longue ou trop courte ; toutes durent le temps nécessaire pour « comprendre ce qui se passe ». C'est de cette perfection dans la construction que naît l'émotion.

Les œuvres et la virtuosité
Ses œuvres sont parmi les plus virtuoses actuellement composées. Il pousse ses interprètes dans leurs retranchements rythmiques et techniques, mais jamais gratuitement, toujours guidé par une pensée musicale. Dans Le Livre de Jeb, que j'ai récemment créé lors du festival Piano aux Jacobins, Bruno dit avoir fait mon portrait en musique. C'est un cadeau magnifique, ce qui ne veut pas dire que le temps de préparation en a été facilité !

Interpréter une œuvre contemporaine
Au fond, seul le compositeur, le génie sait où il va : il est celui qui est sur la montagne et qui voit ce que ceux qui sont dans la vallée ne peuvent saisir. être l'interprète d'une œuvre nouvelle, c'est un peu comme se retrouver au milieu de la forêt amazonienne et devoir en dresser la carte pour se situer... et espérer embrasser ce qu'a vu le compositeur.

 

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...Christophe Ghristi, dramaturge à l'Opéra de Paris

L'origine de la collaboration avec Bruno Mantovani
Ma rencontre avec Bruno Mantovani remonte aux origines du projet d'opéra, qui sera créé à l'Opéra Bastille en mars 2011. Nicolas Joel nous a mis en contact pour réfléchir à un sujet. Bruno a évoqué quelques pistes et le nom d'Anna Akhmatova m'est tout de suite venu à l'esprit – en fait, dès notre première discussion au téléphone. Je lui ai alors expliqué ce que pouvait être le sujet, puis je lui ai proposé un synopsis. Toute notre collaboration a été ponctuée de discussions et, quand j'étais amené à modifier mon texte, c'était toujours pour des raisons sérieuses, judicieuses, inspirées par les exigences de la musique.

La musique de Bruno Mantovani
Avant de travailler avec lui, je connaissais assez peu la musique de Bruno. J'avais entendu quelques œuvres et vu son premier opéra, L'Autre Côté, en vidéo. C'est une musique que je découvre et que j'aime beaucoup car elle est très humaine, très physique, très sincère, lyrique, imaginative et intelligente. La création du Concerto pour deux altos, l'an dernier, m'a transporté. Il y a dans cette œuvre quelque chose de tellurique – un adjectif qui, je crois, définit bien la musique de Bruno – que l'on retrouve aussi dans la force éruptive de sa musique pour Siddharta, le ballet d'Angelin Preljocaj.

Une collaboration merveilleuse
Nous avons deux tempéraments assez différents, mais nous partageons la même volonté de faire honneur à notre sujet, à cette grande figure tragique à laquelle nous voulons donner vie sur scène. Nous avons tous les deux l'envie de faire du vrai théâtre, sans contourner le genre de l'opéra, sans se demander si cela correspond à ce que l'on doit faire aujourd'hui. C'est un plaisir de travailler ensemble dans une telle sérénité. Oui, c'est une collaboration vraiment merveilleuse.

 

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...Pascal Rophé, chef d'orchestre

Je connais Bruno depuis longtemps. Je l'ai dirigé à ses débuts au CNSM. Nous nous sommes un peu perdus de vue avant de nous retrouver il y a cinq ou six ans. Depuis, j'ai été amené à diriger toute sa musique d'orchestre et, plus récemment, à en enregistrer une grande partie. J'ai également dirigé la reprise à Paris de son premier opéra, L'Autre Côté, en 2008.

Bruno est un boulimique de la vie, de toute chose : la bonne bouffe, le bon vin et tout ce qu'il lui faut exprimer. Il est alors logique de le voir produire énormément de musique parce qu'il a beaucoup de choses à délivrer. Et ce qui est aussi très intéressant, c'est que non seulement sa production massive reflète ce caractère boulimique et expressif, mais que sa musique elle-même est très volubile, intense, dynamique, tonique. Bruno possède un sens de l'énergie très personnel qui se manifeste dans sa musique, ce qui est un vrai bonheur car cette musique suit une direction selon un déterminisme farouche qui nous donne envie d'aller au bout. C'est donc un réel plaisir de travailler avec un tel compositeur et de s'approprier son écriture.

J'ai la chance de pouvoir bénéficier d'une grande proximité avec les compositeurs. Mon investissement fort dans la création vient de là. J'aime sentir que le compositeur est heureux de ce que je fais de sa musique. Avec Bruno, comme avec Pascal Dusapin, nous sommes devenus très proches et j'ai vraiment un grand plaisir à partager avec lui de nombreux projets.

Propos recueillis par Jean-Guillaume Lebrun